Claudia Palazzolo
CORPS À CORPS AVEC L'HISTOIRE
Ni documentaire sur la danse, ni chorégraphie pour la caméra, ni captation d'une pièce, histoire(s), vidéo-performance documentaire chorégraphique, est tout d'abord une pièce de la chorégraphe espagnole Olga de Soto (1). Une pièce construite autour de la projection d'un film sur quatre écrans de grandeur différente, manipulés par deux danseurs.
Une salle de théâtre, la vision alternée sur plusieurs écrans, la présence des danseurs, est le contexte auquel il faudra faire ici référence, même si le film [d'] histoire(s) a été projeté dans d'autres cadres (2). Objet à multiples facettes, la pièce allie le caractère reproductible du cinéma à I'immanence du mouvement dansé. Sa reproductibilité en tant qu'objet filmique est en effet perpétuellement mise à mal par la présence des danseurs en temps réel, par leur temps d'action.
LA SUBSTANCE DE L'ŒUVRE/DÉMARCHES
Les premières étapes de ce projet naissent à partir de Ia commande du théâtre de Lisbonne Culturgest. Il demande à Ia chorégraphe Olga de Soto un hommage au Jeune Homme et la Mort, pièce majeure de Roland Petit, sur un argument de Jean Cocteau, créée Ie 25 juin 1946 (3). Dans les histoires de Ia danse, les images du ballet se cristallisent, en perdant forcément corps et dynamique. On évoque volontiers la gestuelle acrobatique du jeune homme incarné par Jean Babilée au sommet de ses capacités interprétatives ou le décor final qui, s'échappant sur les toits de Paris, révélait la tour Eiffel sur laquelle clignotait Ia publicité Citroën. Interprété par les plus grands danseurs du monde, le ballet a déjà fait l’objet de plusieurs films. histoire(s) est pourtant né autour du constat d'un vide et sur un manque. « Qu'est-ce que rendre hommage ? » (4) À cette question posée par la chorégraphe, nous pouvons en ajouter d'autres que la pièce inévitablement suscite. Qui désigne la postérité de l'œuvre chorégraphique ? Comment s'y reporter, à quel titre, lorsque de l'œuvre en question manquent et le texte - l'écriture chorégraphique – et Ia chair - la pratique dansée, le travail de I'interprète. À quel titre Le Jeune Homme et la Mort serait-il un « chef d'œuvre » ? Comment assumer ce postulat de manière passive ? Comment envisager un hommage, Iorsqu’on ne peut tisser aucune relation avec I'œuvre ?
Les documents d'archives sont des fragments d'histoires particulières qui nécessitent toujours d'être interprétées : celles des danseurs, celle du décor, celle de l'argument, celle de la réception critique. La notation du ballet, lorsqu'elle existe, ce qui est loin d'être usuel, peut laisser apparaître un texte chorégraphique, la partition du mouvement. La transmission en studio par des passeurs peut aussi permettre d'étudier des qualités de mouvement, états de corporéité qui ont travaillé la pièce au moment de sa création. Reconstitution, vidéo, relectures, remakes : l'œuvre devient alors source de ses projections, interprétations, détournements. Le statut ambigu de l'œuvre chorégraphique - texte, pratiques, chair, événement -, qui n'a jamais fini de soulever de multiples interrogations, est ici remis en question. Avec histoire(s), Olga de Soto décide de travailler sur l’œuvre à partir du constat de son aura. Elle resitue la pièce dans un contexte particulier, le soir de la première, le 25 juin 1946, au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. De manière inédite par rapport à maintes créations récentes qui interrogent enjeux, pratiques et motivations inhérentes à la fabrication de toute proposition chorégraphique (5), elle décide de poursuivre le chemin à l’envers et de s'ancrer au cœur de la perception de l’œuvre, de l’expérience singulière du spectateur.
TOUT CONTRE LE RÉEL : UNE ENQUÊTE
Le film monte donc, selon un ordre à Ia fois thématique et rythmique, les extraits d'entretiens avec huit spectateurs ayant assisté à la première représentation du Jeune Homme et la Mort en 1946, il y a près de soixante ans. En amont des rencontres, la chorégraphe mène une enquête pour repérer des spectateurs susceptibles d'avoir assisté à la représentation. Ces listes s'avèrent bientôt regrouper les noms d'individus décédés, constituer des « listes de morts » (6), qui évoquent une temporalité inéluctable.
La dimension documentaire du film concerne à la fois I'enquête sur le réel, la recherche des individus présents à la soirée de danse et le dispositif d'écoute des témoins mis en place. L’œuvre chorégraphique aurait-elle une persistance singulière du fait de sa disparition ? Les images montrent des hommes et des femmes, assez âgés, des spectateurs de danse, qui parlent, décrivent, racontent ou commentent, se remémorent leur vision du Jeune Homme et la Mort en répondant à des questions que l'on n'entend presque jamais.
La caméra, fixe, assez proche, toujours positionnée à la même distance par rapport aux témoins – en légère contre-plongée et dans une diagonale de 30/40 degrés par rapport à I'axe, évitant une frontalité directe – suit au plus près leur récit. Les entretiens ont eu lieu chez chacun des témoins et l'œil de la caméra, cadrant une portion d'espace assez restreinte, amplifie la perception de ces univers intimes. Pourtant, malgré son regard si proche, la fixité de la caméra interdit toute indiscrétion, tout viol de cet espace d'intimité, toute tentation de prise de pouvoir sur Ie sujet filmé. Le dispositif devient le déclencheur d'un véritable espace mental où le mouvement, dont on ressent la présence perpétuelle, ne s'expose qu'accidentellement.
Ces spectateurs sont Ies témoins d'une œuvre, qu'ils perçoivent à la fois comme texte et comme événement. IIs ont eux-mêmes participé à l'émanation de son aura. Ils ne sont pas là pourtant pour nous révéler son « identité », pour nous éclairer sur ses parts manquantes. D'ailleurs, toute tentative de reconstruction de l'œuvre, toute perspective archéologique, échoue dès le début des entretiens. L'œuvre apparaît comme une architecture instable en perpétuel mouvement. Il semble impossible de reconstruire I’action selon une chronologie linéaire, de remonter au « fait » (7), chaque témoin éludant certains éléments, écrivant un scénario qui se déroule par intermittences.
Dans l'impossibilité de décrire, aux croisements des regards et via des récits parfois contradictoires, se tisse une relecture poétique de la pièce.
UNE PARTITION CONSTRUITE SUR LES MOTS
La mémoire de I'expérience semble enfouie dans le corps des témoins, les avoir marqués de manière souterraine, avoir nourri une énergie en perpétuelle circulation. C'est la force de cette parole, parfois à peine soufflée, parfois d'une énergie si dense, une parole qui remémore et revivifie I'expérience de spectateur, avec des ressources étonnantes parfois, qui a « chassé Ia danse » du plateau d'histoire(s).
L'écriture filmique s'articule autour des différentes questions ou axes thématiques que les mots des témoins dégagent. En passant de Ia pièce vue au contexte de la vision, ils abordent action, interprétation, personnages pour ensuite évoquer la valeur d'une soirée au théâtre dans I'après guerre. Mais cette même écriture recompose et tisse les mots de manière musicale et rythmique, et amplifie la dimension chorégraphique de la pièce. Le film respecte les pauses et les attentes des témoins, Ieurs hésitations, dans une partition qui compose ses phrasés sur les intentions, les intonations, les modulations. Les souvenirs parfois fragiles, parfois très définis surgissent dans le corps et la parole de ces spectateurs âgés.
Le film met en valeur la dimension affective, sensorielle, émotionnelle de I'expérience dansée. La proximité de Ia caméra met l'accent sur les gestes des témoins, gestes qui ponctuent, accentuent les mots, mais aussi gestes qui fonctionnent en contrepoint, gestes privés, infimes, qui semblent échapper à la représentation.
Projeté sur quatre écrans de dimensions différentes, le film finit par occuper presque intégralement le plateau de danse. Les deux danseurs, un homme et une femme, interviennent surtout entre les projections, qu'eux-mêmes lancent ou relancent et interrompent, mais leur présence discrète est constamment palpable et agit pendant toute la pièce. Cette présence pourrait certes renvoyer aux personnages de la pièce de Roland Petit, au long duo du Jeune Homme et la Mort, ce duo que les témoins ont oublié de manière systématique. Mais la fonction des danseurs est peut-être d'une autre nature. Ils organisent manuellement la mise en espace des images, ils déplacent les écrans, les rapprochent ou les éloignent du public, parfois en les soutenant eux-mêmes, à bout de bras, leur corps devenant ainsi support de chair. Ils protègent la parole et en deviennent en quelque sorte les catalyseurs.
RITUELS DE DISPARITION
C'est le prétendu caractère « éphémère » de la danse, sa temporalité qui se fait et se défait, qui a, jusqu'à une époque assez récente, justifié I'absence d'études qui lui soient spécifiquement consacrées. À cet égard, la mise en valeur de l’œuvre, de la signature de I'artiste, par les pères de la modernité en danse, a été la condition nécessaire à la reconnaissance de I'art chorégraphique. Ce qui n'a pas empêché de regarder comme autant de rites mortifères certaines approches historiques imposant aux créations chorégraphiques des méthodes propres aux autres arts, figeant et muséalisant des pièces du passé.
En utilisant la mémoire comme un véhicule de réinvention et de réélaboration personnelle, comme un mode de remise en circulation plus que comme un dispositif de pure sauvegarde, histoire(s) plonge au cœur de la question de la disparition. La pièce se présente en effet comme une variation sur le thème de la disparition. Le thème est évidemment décliné dans la fable de la pièce Le Jeune Homme et la Mort, pour laquelle Jean Cocteau avait repris les thèmes de l'amour et de la mort qui préfigurent son film Testament d'Orphée. Dans I'action, la danse incarne donc la mort du Jeune Homme - qui se pend à la fin de la pièce - mais représente aussi la Mort, la jeune fille apparaissant avec un masque et figurant la Mort.
La perception d'un temps révolu, ou en train de disparaître, Ie sentiment d'une possible disparition, est aussi évoquée par la présence des témoins dans le fllm, leur âge et même leur statut de témoins. Car les témoins sont les derniers à connaître des histoires anciennes, des parcelles d'histoire, ils tissent ce pont fragile entre Ie passé et le futur. Ils apparaissent comme des survivants ayant échappé à la mort et dont on accueille la parole comme dans un rituel. Ils incarnent certes la transmission d'un savoir et d'une expérience de vie, mais surtout un goût pour le plaisir esthétique qui a laissé des traces. Ils sont des passeurs et acceptent de confier leur parole, une parole personnelle, une parole intime, à une époque qui n'est pas la leur. En aucun cas, ils n'incarnent un quelconque « spectateur type », même si parfois ils se souviennent ou oublient les mêmes éléments du spectacle, et si leur mémoire semble par moments fonctionner de la même manière. Le film donne un nom à leur voix, la situe dans un contexte, évite toute assimilation, toute normalisation. Avec la plus grande rigueur méthodologique, I'origine de Ia parole en tant que véritable source de la recherche est toujours éclaircie. Le document, en se relativisant au lieu de se « monumentaliser » (8), n'en devient que plus significatif.
Dans histoire(s), tous oublient de parler de la Mort. Ils oublient de parler de la mort du jeune homme, mais ils oublient aussi le masque de la mort par laquelle s'opère la transformation de la jeune fille en Mort. Dans la remémoration d'une expérience esthétique vécue par des jeunes gens dans un contexte d'après-guerre, après avoir échappé à Ia mort, cette dernière ne peut avoir sa place. Enfin, en laissant le film occuper presque intégralement la scène, la chorégraphe fait « le deuil de la danse » (9). C'est de sa danse en scène qu'il s'agit, mais aussi de toute icône, directe ou indirecte, de la danse du Jeune Homme et Ia Mort. histoire(s) accepte la disparition naturelle du chorégraphique incarné, opère le retour du visible à I'invisible, mais préconise que I'invisible puisse nourrir I'imaginaire.
HISTOIRE ET HISTOIRE(S) : POUR UNE ESTHÉTIOUE DE LA RÉCEPTION
Le film histoire(s) trouve dans le cadre du dispositif scénique toute sa raison d'être. Au lieu de « rendre hommage » au Jeune Homme et la Mort, Olga de Soto a donné la parole à ceux qui en gardaient encore des souvenirs personnels et a opté pour une démarche documentaire supportée par le moyen audiovisuel. Ces dernières années, I'utilisation de projections vidéo dans le cadre de propositions chorégraphiques s'est généralisée. Le plus souvent ces projections ont une fonction décorative et sont accessoires par rapport au propos de la pièce, à la relation avec les spectateurs, à la qualité du mouvement. Ici, le propos concerne précisément le fonctionnement de la mémoire et le traitement de I'histoire, et justifie donc I'utilisation du médium audiovisuel en même temps que Ia mise en péril de son traditionnel dispositif de réception. En effet, I'effet de réel, cette sorte de distorsion qui conduit à imaginer comme neutre et innocent le moyen audiovisuel, a fait traditionnellement de ce dernier le support privilégié de I'enquête historique ou anthropologique. Dans histoire(s), le cadre de la vision filmique traditionnelle est altéré par le perpétuel changement de position des écrans et des points de vue. La technologie est gouvernée en direct et à vue, de manière presque artisanale, maîtrisée par les corps qui poussent, déplacent et soulèvent les supports. La relation entre les deux temporalités se condense dans I'image reproduite et s'incarne dans le mouvement des danseurs.
La force de la parole a réduit à une présence apparemment discrète le mouvement des danseurs. « Mais où Ia danse commence-t-elle ? Quand est-ce qu'on peut parler de danse ? » demandait Pina Bausch, il y a déjà presque vingt ans, à ceux qui, à I'époque, Iui reprochaient une prise de distance par rapport aux figures de la danse (10). Dans histoire(s), au fil des souvenirs, sollicités par des questions, les témoins éclaircissent ce qu'ils considèrent être la danse. En y regardant de plus près, la pièce monte mots et gestes en textures qui composent de manière véritablement chorégraphique temps, énergie, espace. Le mouvement, celui des danseurs agissant dans I'espace, celui des témoins dans le film, et celui imaginé, fantasmatique, de la pièce évoquée, reste le vecteur dramaturgique de la pièce.
En remettant I'accent sur Ia réception de la danse, la pièce histoire(s) s'intègre à un ample mouvement de pensée chorégraphique qui met en question de manière radicale, I'adaptation a-critique de la danse aux conventions théâtrales et la passivité du spectateur par rapport à la séduction du mouvement dansé. Ici, la perception du mouvement est multiple. À partir de l'évocation d'une pièce, différentes propositions se croisent, imaginées par les spectateurs qui assistent à la pièce d'Olga de Soto. histoire(s) situe l’œuvre chorégraphique dans une dynamique de pensée qui empêche toute fixation et en légitime multiples lectures et « retextures ».
Claudia Palazzolo, Corps à corps avec l'histoire, Vertigo — Revue d'esthétique et d'histoire du cinéma / Éditions Lignes (FR), 2005/2
Claudia Palazzolo est maître de conférences à l'université de Lyon 2, elle est responsable des enseignements de danse.
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(1) histoire(s) Vidéo-performance documentaire. Un spectacle chorégraphique d'Olga de Soto. Conception, direction et chorégraphie : Olga de Soto ; créée avec : Vincent Druguet et Olga de Soto ; interprètes : Vincent Druguet/Cyril Accorsi et Olga de Soto ; scénographie : Thibault Vancraenenbroeck; réaliçtion, caméra et son : Olga de Soto ; avec les témoignages de : Micheline Hesse, Suzanne Batbedad, Robert Genin, Brigitte Evellin, Julien Play, Françoise Olivaux, Olivier Merlin et Frédéric Stern ; musique : J. S. Bach (œuvres pour piano) ; création éclairage : Henri-Emmanuel Doublier ; régie son : Pierre Gufflet ; régie générale et construction de la scénographie : Christophe Gualde. Coproduction ABAROA/Coto de Caza asbl, Kunstenfestivaldesarts, Centre national de la danse - Pantin. Projet initié à la commande de Culturgest, Lisboa 2003. La pièce histoire(s) a été créée en 2004.
(2) Festival Vidéodanse 2005, Centre Georges Pompidou.
(3) Le Jeune Homme et la Mort, Ballet en deux tableaux. Chorégraphie R. Petit ; Musique J. S. Bach (Passacaille en do mineur) ; livret Jean Cocteau ; décor G. Wakhévich, costumes Karinska ; danseurs Nathalie Philippârt et Jean Babilée. Création le 25 juin 1946 au Théâtre des Champs-Elysées.
(4) Olga de Soto, Journal de bord, Bruxelles, 2004.
(5) Voir à ce propos Medium danse dans le numéro spécial de la revue Art Press 23, pp. 16-60.
(6) Olga de Soto, Journal de bord, Bruxelles, 2004.
(7) C'est en premier Lucien Febvre, fondateur avec Marc Bloch de la revue Les Annales, qui insiste sur la redéfinition du fait historique, envisagé comme construction et interprétation de l'historien. Lucien Febvre, Combats pour I'histoire, Colin, Paris 1953.
(8) Voir à ce propos la célèbre critique du document/monument élaborée par Les Annales, puis reprise en particulier par J. Le Goff in J. Le Goff, R. Chartier, La Nouvelle Histoire, Retz-Cepl, Paris 1979.
(9) Entretien avec Olga de Soto réalisé le 24 avril 2005.
(10) Pina Bausch citée in Heiner Muller, Norbert Servos, Pina Bausch Wuppertaler Tanztheater, Köln 1979.