Valérie Da Costa
DÉBORDEMENTS D'ARCHIVES
Olga de Soto s’est faite exploratrice pour entrer dans La Table verte du chorégraphe allemand Kurt Jooss. De cette immersion est né Débords. Réflexions sur La Table verte, où elle narre la mémoire de ce spectacle en proposant son interprétation. Olga de Soto, chorégraphe et danseuse d’origine espagnole, vit et travaille à Bruxelles depuis 1990. Elle a, entre autres, dansé avec Michèle Anne de Mey, Boris Charmatz et Jérôme Bel. Au début des années 2000, elle développe une réflexion sur le solo accompagné, explorant ainsi un travail sur la mémoire corporelle. Cette recherche a croisé une autre étude liée à la mémoire perceptive qui est désormais au cœur de ses projets chorégraphiques.
En pleine montée du nazisme, dans cette période trouble de l’entre-deux-guerres, le chorégraphe allemand Kurt Jooss (1901-1979) crée en 1932 La Table verte. Cette danse dite macabre constituée en huit tableaux pour seize danseurs sera perçue, après coup, comme une œuvre prémonitoire de l’instauration du Troisième Reich et de la Seconde Guerre mondiale. Premier « ballet politique », La Table verte dénonce l’absurdité de la guerre, mais aussi de ce qui en découle : le partage de l’Europe et les enjeux diplomatiques qui le sous-tendent. Un an après cette création, Kurt Jooss décidera précipitamment de quitter l’Allemagne nazie, refusant de se séparer des danseurs juifs de sa compagnie. Installé à Dartington Hall en Grande-Bretagne, il partagera avec certains de ses confrères artistes (Otto Freundlich, Wols, Kurt Schwitters) les contraintes de l’exil. Son destin fut cependant moins tragique que celui de Schwitters, mort en Angleterre en 1948, ou que celui de Freundlich, déporté à Drancy avant de mourir au camp de Majdanek (Pologne) en 1943, car Kurt Jooss a pu revenir dans son pays en 1947 et participer à la réouverture du département de danse de la Folkwangschule d’Essen dont il avait été le cofondateur en 1927. Il transmit ainsi, entre autres choses et au fil des années, le langage chorégraphique de La Table verte, sa création majeure, que dansa notamment Pina Bausch, l’une de ses élèves.
C’est sur cette pièce, sur sa matière et sa mémoire, que la chorégraphe Olga de Soto a choisi de travailler ces dernières années. Une démarche que l’on pourrait qualifier d’historienne tant la chorégraphe a fait œuvre de chercheur en s’immergeant dans les documents ; consultant pendant plusieurs années les archives Jooss conservées au Tanzarchiv de Cologne, établissant des listes d’interprètes, réunissant plus de soixante d’heures d’entretiens avec des danseurs ayant participé à cette aventure au fil des décennies. La première partie (Une Introduction) que la chorégraphe livrait au Centre Pompidou en 2011 avait le mérite d’expliquer sous la forme d’une conférence, ponctuée de séquences d’entretiens, sa démarche d’investigatrice en faisant notamment circuler dans le public des photographies de la compagnie prises au moment de son arrivée en Angleterre. La circulation de main en main de ces photos et le commentaire qu’Olga de Soto en livrait donnaient une intense proximité du sujet en l’inscrivant dans le temps présent.
La deuxième partie du projet, qui n’est peut-être pas définitive (Débords. Réflexions sur La Table verte) et présentée l’année suivante, ne gardera que les séquences d’entretiens, devenues plus nombreuses, et l’enjeu central du travail scénique. En effet, c’est par l’image et surtout la parole que nous est livrée la mémoire de La Table verte. Une image actuelle d’anciens danseurs dont le visage et, dans certains cas, le corps viennent esquisser quelques mouvements pour nous transmettre l’expérience de la pièce. Cette image a la particularité d’être fragmentée et éclatée dans l’espace de la scène. Elle apparaît et disparaît grâce à une multiplicité d’écrans de différentes tailles que d’autres danseurs (1), évoluant sur le plateau, déplacent, portent et manipulent. Ceux-ci ne sont pas là pour « redanser » la pièce, mais deviennent les passeurs et les vecteurs de l’œuvre, qui existe désormais sous la forme d’une narration et non plus d’une chorégraphie. La proposition d’Olga de Soto, inscrite dans un dispositif scénique très construit, confère aux écrans utilisés une mobilité qui rejoue celle des différents tableaux de La Table verte ; écrans devenus à la fois supports de retranscription du mouvement et réceptacles de l’image.
Pour la chorégraphe, la scène est certes un espace où agir, mais également un lieu à investir par des objets qui viennent l’occuper. Débords. Réflexions sur La Table verte est d’abord une dramaturgie qui s’inscrit dans les conventions scéniques du spectacle vivant (le plateau, l’obscurité, la temporalité), mais qui pourrait aussi aisément, de par son occupation de l’espace, se placer du côté du champ des arts plastiques.
Les danseurs sont les passeurs et les vecteurs de l’œuvre
En mêlant le langage de l’installation et celui de la performance, Olga de Soto se nourrit de la porosité de ces champs disciplinaires. Elle-même auteur de performances comme Sous-clé (2010), dénonçant l’esclavagisme contemporain de l’immigration asiatique féminine en Occident et dans la péninsule arabique, son langage chorégraphique est avant tout anti-spectaculaire. Il est fait de gestes simples et de déplacements accompagnés d’objets à manipuler, ce que l’on trouve au cœur de ses précédentes propositions, notamment l’ensemble des soli qui constituent le spectacle INCORPORER ce qui reste ici au dans mon cœur (2004-2009).
Quand d’autres chorégraphes s’attachent à danser une fois de plus une œuvre du passé pour en immortaliser sa forme dans une nouvelle interprétation, Olga de Soto met en avant la force du témoignage, stipulant ainsi que l’impact du vécu en dit davantage sur la création que son actualisation contemporaine. S’il est admis et entendu de redonner une pièce chorégraphique (pensons par exemple aux versions de Parades and Changes d’Anna Halprin), parce que la transmission du geste est constitutive d’une mémoire de la danse davantage visuelle que scripturale, cette question se pose en d’autres termes pour la performance qui fait du reenactment l’un de ses enjeux majeurs et problématiques. Car, la vidéo, la photographie, et l’objet, cette « chose morte » que conservent les musées comme trace de l’action possiblement à réactiver ou non, font partie de la mémoire de la performance.
Figure majeure du reenactment, Marina Abramovic a ainsi proposé de rejouer ou refaire jouer à différentes occasions certaines de ses performances des années 1970 ou bien celles d’autres protagonistes de l’aventure de l’art corporel (Seven Easy Pieces, Guggenheim Museum, New York, 2005). Rejouer la performance fut aussi au centre de la démarche de Fabio Mauri (1926-2009), artiste majeur de la performance politique en Italie dans les années 1970-1980.
En décidant à plusieurs années de distance que d’autres interprètes reprennent certaines de ses actions qui portaient sur le contexte politique de la Seconde Guerre mondiale (Che cosa è il fascismo créée en 1971 et donnée jusqu’en 1997 ; Che cosa è la filosofia, Heidegger e la questione tedesca, Concerto da tavolo (entre 1989 et 1994), Mauri envisagea un travail sur la mémoire à partir des sources documentaires qui devinrent la matière d’une dramaturgie. Cette réflexion orienta toute son œuvre et fut l’objet même d’une conférence au titre programmatique : Ricostruzione della memoria a percezione spenta (Reconstruction de la mémoire et perception éteinte, 1988).
Raconter ce dont on se souvient, ce qu’on a traversé avec ses oublis, ses moments d’hésitation, de confusion et parfois le souvenir vivace d’un instant qui revit grâce à l’éclair d’une situation personnelle, voilà ce qui est au cœur de Débords. Réflexions sur La Table verte. Le titre choisi par Olga de Soto vient affirmer ces débordements de sources, d’archives et tous ces moments où se rencontrent, dans les témoignages recueillis, histoire intime et histoire collective, ce que Christian Boltanski nomme autrement la petite et la grande mémoire.
Faire danser des mots plus que des gestes
Histoire(s), premier travail d’archives mené en 2004 sur Le Jeune homme et la Mort, le ballet mythique de Roland Petit, dansé par Jean Babilée et Nathalie Philippart en 1946, mettait déjà en place la méthodologie qu’allait reprendre quelques années plus tard la chorégraphe dans sa relecture de La Table verte : le désir de chercher à exprimer par la narration, aussi personnelle et fluctuante soit-elle, la mémoire d’un spectacle et d’en proposer une autre interprétation. Pour histoire(s), il aura fallu, non sans difficulté, retrouver des spectateurs qui ont assisté à la première parisienne du 25 juin 1946 et leur demander de parler avec soixante ans d’écart de ce ballet. L’intensité du déploiement narratif était marquée par l’évocation de la propre histoire de chaque spectateur interviewé ; une situation où la mémoire devient, selon Bergson, « une survivance des images passées, ces images (qui) se mêleront constamment à notre perception du présent et pourront même s’y substituer » (2). Aussi, le souvenir du ballet se trouve-t-il constamment revisité et entremêlé à l’histoire personnelle de chaque narrateur. Façon de dire qu’il est impossible de décontextualiser tout travail de mémoire, à l’instar de ce moment où les mots troublants d’une femme racontent :
« Ayant été assez éprouvée dans ce domaine par la mort de (ma) mère et d’un petit enfant, je pense qu’à ce moment-là, ce souvenir de ce que nous avions vécu, ce soir-là du 25 juin 1946, m’a, peut- être, été d’une certaine aide. »
Parlant de ce même contexte historique, celui de la Seconde Guerre mondiale, Jacques Rancière analyse la problématique du témoignage en soulignant : « Et, certes, toute image mimétique sera en deçà de ce que les mots portent. Mais l’esthétique sait depuis longtemps que l’image, contrairement à ce que croit et fait croire la machine d’information, montrera toujours moins bien que les mots toute grandeur qui passe la mesure : horreur, gloire, sublimité, extase. Aussi bien ne s’agit-il pas d’imager l’horreur mais de montrer ce qui justement n’a pas d’image “naturelle”, l’inhumanité, le processus d’une négation d’humanité. C’est là que les images peuvent “aider” les mots, faire entendre, dans le présent, le sens présent et intemporel de ce qu’ils disent, construire la visibilité de l’espace où il est audible. » (3)
Toute reprise dramaturgique ne serait-elle pas en deçà de ce que peuvent dire ces témoignages ? Si dans le cas d’histoire(s) et de Débords. Réflexions sur La Table verte, les mots viennent supplanter les images qui seraient celles de la danse, Olga de Soto fait pourtant œuvre de chorégraphe lorsqu’elle préfère faire danser devant nos yeux des mots plus que des gestes, comme Chris Marker faisait œuvre de cinéaste lorsqu’il avait choisi aux images des charniers de la guerre en ex-Yougoslavie, le témoignage en plan fixe d’un casque bleu français racontant « son » expérience de la guerre (Casque bleu, 1995).
Aussi, histoire(s) et Débords. Réflexions sur La Table verte, sont-elles non seulement des jalons dans la constitution d’une mémoire de la danse et une alternative à la façon dont peut s’écrire une « histoire de la danse », mais ces deux œuvres ont également cette qualité et cette capacité de se placer non pas dans l’histoire, mais face à l’histoire, c’est-à-dire à devenir des témoins nécessaires du passé.
Valérie da Costa, Débordements d'archives, Mouvement #69 (FR), 26 Avril 2013
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(1) Fabian Barba, Alessandro Bernardeschi, Edith Christoph, Hanna Hedman, Mauro Paccagnella, Enora Rivière, and Olga de Soto.
(2) Henri Bergson, Matière et mémoire, PUF, 1997, p. 68 (1st édition 1939).
(3) Jacques Rancière, Figures de l’histoire, PUF, 2012, p. 48.