La démarche d’Olga de Soto peut être considérée comme étant au départ d’un mouvement de recherche et de création qui se penche et trouve ses sources dans l’Histoire de la Danse du XXème siècle. Tout au long de ses créations, la chorégraphe sonde les thèmes de la mémoire et de l’empreinte. Ses créations oscillent entre l’étude de la mémoire perceptive et la recherche documentaire - rattachée à l’histoire de la danse -, et l’étude et la mise à l’épreuve de la mémoire corporelle.
Gil Mendo, Culturgest
Le projet de recherche et de création autour de l’œuvre de Jooss, dans lequel s’inscrit Débords, a été imaginé à l’issue de la création de la performance documentaire histoire(s). Il a été réalisé en parallèle à la réalisation de mon projet de recherche et de création sur la mémoire corporelle du danseur Incorporer ce qui reste ici au dans mon cœur, qui consistait en une suite de quatre chapitres ou solos accompagnés distincts, créés successivement sur une période de six ans, puis rassemblés de manière progressive afin de former un tout, croissant et se développant au fil des ans. Après la création d’histoire(s), et en parallèle à mon travail sur la mémoire corporelle, j’ai souhaité continuer d’interroger l’impact qu’un art aussi éphémère que la danse peut avoir dans la vie des gens. J’ai voulu également étudier le message qu’une œuvre chorégraphique peut arriver à contenir – dans le cas de La table verte le message d’une œuvre sans paroles. Puis, j’ai voulu continuer d’étudier les influences des contextes de création et les thèmes de la représentation de la mort, la guerre, l’après-guerre et la résistance. C’est ainsi que j’ai décidé de poursuivre mon projet de recherche et de création sur la mémoire des spectateurs et spectatrices – initié avec mon travail au départ du Jeune homme et la mort –, en ajoutant cette fois la mémoire des interprètes et en me plongeant dans La table verte, œuvre également liée à la guerre et à la mort.
Ainsi, à la différence du travail développé dans histoire(s), où je m’étais consacré à la collecte des souvenirs des témoins de la première représentation du Jeune homme et la mort, en 1946, cette fois, je décide de me concentrer sur l’étude de l’histoire d’une œuvre, La table verte, dans son ensemble. Mon projet est motivé par trois thèmes que j’ai eu particulièrement envie de sonder : le thème du message, celui de l’engagement et enfin celui de la charge, des diverses charges (corporelle, émotionnelle, dramatique, sociale, politique) présentes dans la pièce. Il comprend un important travail de recherche et de documentation, qui s’étend de fouilles dans des archives existantes (avec la collecte de nombreux documents textuels et matériaux iconographiques), à la fabrication d’archives qui constituent la matière essentielle de mon travail de création. Il s'articule en plusieurs volets et se développe dans une dimension temporelle qui tente de couvrir le temps qui nous sépare aujourd’hui de l'année de création de La table verte.
Le premier volet, intitulé Une Introduction, créé en 2010 au Festival Tanz Im August, à Berlin et présenté dans une vingtaine de pays depuis sa création, a été conçu comme une performance-documentaire dans laquelle je prends la parole afin de partager avec le public une partie de mon travail de recherche et de documentation. Je fais le récit de mes recherches et tends une ligne entre passé (de l’œuvre) et « à venir » (de mon projet). Je me concentre sur l'avant et l’après-spectacle, c'est-à-dire sur ce qui mène à l'œuvre (les conditions, circonstances et sources d’inspiration de l’auteur) et ce qui en découle (son impact, sa résonance et ses traces, matérielles et immatérielles). J’y partage avec les spectateur·rice·s des nombreux documents d’archives, récoltés ou réalisés au fil de mes recherches, grâce auxquels j’interroge progressivement la notion de document et le rôle de l'archive en danse.
Dans ce deuxième volet, Débords / Réflexions sur La table verte, créé en 2012 au Festival Latitudes Bruxelles et présenté en première française au Festival d’automne à Paris, je poursuis le travail de documentation, de recherche de témoins et d’entretiens, porté par les sujets qui constituent ma motivation première : les thèmes abordés dans le spectacle de Jooss, le message politique de l'œuvre et l'engagement de son auteur, la question de la charge, l'histoire de la compagnie, l'omniprésence du personnage de la Mort et l’étude des phénomènes d’identification, ainsi que les questions liées à l'évolution et à la transformation de la mémoire à travers le temps, à la perception de l'œuvre et à ses divers contextes de réception, à sa transmission et à sa pérennité, au-delà de la disparition de son auteur. Car il s'agit également d’étudier la question de la transmission au fil des reprises successives dont ce ballet a fait l'objet, et de confronter le regard de différentes générations de danseur·seuse·s et de spectateur·rice·s à travers le temps.
Puis, je convie six danseurs à se faire l’écho des témoignages que j’ai récoltés le long de mes voyages et au fil de mes recherches, seule matière documentaire présente sur scène. Les trois femmes et les trois hommes qui partagent le plateau avec les personnes filmées se font porteurs, passeurs, ponts, réceptacles de ces mémoires, de leur charges et émotions. Ils et elles les reçoivent, les soutiennent, les déplacent et se déplacent, aux pourtours et à l'intérieur des images, poussées par une série de questions, autour desquelles se déploie cette création.
Comment tisser un dialogue ici, aujourd'hui, avec la matière livrée par ces personnes filmées, au départ de ces témoignages, de ces paroles, mais aussi de ce que nous disent leurs regards et leurs corps ?
Comment interroger la charge qui est portée par l'œuvre ?
De quoi l'œuvre est-elle chargée ? D'où vient cette charge ? Où se situe-t-elle ? Quelle est la puissance dégagée, ou alors absorbée ?
De quoi les interprètes interviewés sont-ils chargés ? Et les spectateur·rice·s ?
De quoi leurs corps sont-ils chargés, physiquement et émotionnellement ? Et leur présence ?
Est-ce une charge légère ou bien une charge lourde à porter ? Et comment être face à ce qui fait charge de manière étonnante dans ces témoignages ?
Peut-on recharger une œuvre sans la reproduire, la réactiver ou la réinterpréter ?
Ainsi, dans Débords, un dialogue constant prend forme, entre la présence des témoins filmés et celle des danseur·seuse·s sur scène, entre souvenirs du contact passé avec l’œuvre et la résonance des thèmes dont elle traite, follement présente aujourd’hui. Et c’est là que nous voyageons : des scènes et des personnages dont La Table verte faisait le récit dansé vers la réalité des histoires personnelles, dont les interprètes et les spectateur·rice·s interviewé·e·s témoignent. Ils et elles nous parlent de l’histoire représentée sur scène, qui déborde pour aller toucher la réalité socio-politique du monde et croiser une partie de l’histoire du XXe siècle et celle de leurs propres souvenirs d’enfants de la guerre ou de l’après-guerre, devenus eux-mêmes dans certains des cas, résistants, réfugiées et/ou exilés d’une autre époque.
Le personnage de La Mort
La mort est présente dans les deux spectacles. Dans Le Jeune homme et la mort, elle est interprétée de manière idéalisée par une femme élégamment habillée avec une longue robe blanche, une cape, des gants et des bijoux. Dans La Table verte, elle est interprétée par un homme, une sorte de squelette dansant. Dans le premier, elle entre en scène à la fin du spectacle après que le jeune homme se soit pendu. Alors que dans le deuxième, elle est pratiquement omniprésente en premier ou en arrière-plan durant toute la durée du ballet. À la différence de la mort froide et distante qui était interprétée par Nathalie Philippart dans le ballet de Cocteau et Petit, ici elle caresse et berce ses victimes, les porte et les prend dans ses bras, faisant de ce rôle – initialement interprété par Kurt Jooss lui-même – un personnage à la fois terrifiant et presque charnel.
L'importance de la notion de groupe
Le groupe joue un rôle d'accompagnateur et de réceptacle dans le spectacle. Il porte, creuse et déplace les images et les voix, grâce au dispositif, conçu en collaboration avec la scénographe Shizuka Hariu, tout en se faisant réceptacle des six personnages principaux de la pièce d'origine, trois personnages féminins et trois personnages masculins. La notion de groupe est importante en ce sens qu'elle permet au dispositif de se déployer et d'évoluer progressivement, au fur et à mesure que les paroles se tissent et que la pièce prend forme sous nos yeux.
La place de l'image - Le dispositif scénographique
Le travail audiovisuel réalisé dans Débords a comme point de départ les témoignages des danseur·seuse·s et des spectateur·seuse·s interviewé·e·s. Il se veut un prolongement du travail documentaire réalisé dans histoire(s) et dans Une introduction. L'écriture filmique s'articule autour de différentes questions ou axes thématiques liés à la structure de la pièce d'origine et qui se dégagent en partie du discours des témoins. La matière recueillie est abordée comme substance pouvant servir à allier le caractère reproductible du cinéma et la finitude de la présence des danseurs et danseuses sur scène, démarche qui était déjà esquissée dans le spectacle histoire(s). La place de l'image par rapport au groupe est questionnée et développée, grâce à un jeu d'écrans amovibles nous permettant la création d'espaces qui sont déplacés progressivement, et à l'intérieur desquels les interprètes évoluent également. Ils s'introduisent dans les images, les portent et déplacent, faisant bouger notre regard de spectateur à l'intérieur des faisceaux lumineux et révélant des détails d'une étrange poésie.
Olga de Soto, 2012.