Gérard Mayen
ESPACES TRANSGRESSIFS
Avec Vincent Druguet, Olga de Soto désigne la compression-expansion de l'espace intérieur dans l'espace global. Une vibration intersticielle.
On ne dédaignerait pas d'avoir une culture psychanalytique plus soutenue, pour questionner le potentiel fantasmatique du ballon de baudruche : en quoi il renvoie à la succion, à un jeu de pénétration-expulsion d'une masse en soi et hors de soi, et à une sphéricité palpable évocatrice. Le ballon de baudruche est le principal partenaire de Vincent Druguet, dans le duo Incorporer, chorégraphié par Olga de Soto. En fond de scène, celle-ci accompagne ce qui, sans cela, ressemblerait furieusement à un solo. Tandis que les sons corporels du danseur sont légèrement amplifiés, la danseuse manipule, de temps à autre, des cubes remplis d'eau dont les gargouillis et bouillonnements sont également sonorisés.
Du front au fond de scène, du garçon à la fille, de l'interprète au chorégraphe, de l'air à l'eau, du son intérieur au son extérieur, du rond souple du ballon aérien, à l'arête rigide et rectiligne du cube pesant, ce simple dispositif suggère déjà mille correspondances. Sauf que la subtilité, prenant la mesure de la distance, est la marque première de cette pièce qui invite au bonheur flottant de la réflexion, beaucoup plus qu'elle n'indique l'astreinte du commentaire. Sa tension est celle de l'ouverture d'espace, pour des évolutions qui refusent obstinément de dévorer celui-ci, à l'image du volume stable et proportionnellement gigantesque que lui offre la scène du Centre Pompidou. En cela, les manipulations que Vincent Druguet paraît inventer dans l'instant - il n'en est rien évidemment - trouvent la résonance d'une grave expérience d'être, qu'il éclaire juste d'une nonchalance bienvenue.
Dans Incorporer, gonfler un ballon, le remplir d'un peu d'eau, se coucher sur cette panse, la faire rebondir patiemment, jusqu'à ce qu'elle finisse par exploser drôlement sous le poids, ne constitue pas un numéro de cabaret. Lorsqu'ensuite il lèche l'eau ainsi répandue au sol, prend tout son temps pour se coucher, rumine, et expulse le tout à la façon d'un bref geyser, on assiste, au comble d'un silence concentré, au déploiement en actes, tranquille et méthodique, d'une philosophie qui voit tout se transformer sans se perdre ni se créer, qui atténue la disjonction entre l'être et l'environnement, aménage des transferts dynamiques de matières et d'espaces, et finalement transgresse un ordre repéré du corps savant et glorieux. En cela, Incorporer renouvelle et dépasse la riche expérience de l'usage de l'objet en danse.
Plus tard dans la soirée, Olga de Soto s'attaque, en solo, à pareille conception du corps. Une très longue perche a été suspendue, qui flotte doucement, avec une silencieuse majesté, au-dessus de la scène. La danseuse s'allonge sur le dos, reste immobile, tandis qu'à l'image d'une gigantesque aiguille d'horloge, la perche effectue un très lent mouvement de rotation. La rencontre entre cette précision dans l'indication, et cette incertitude suspendue du sens, est sidérante.
Puis Olga de Soto retrouve la position verticale, mais la casse doucement par des positions en segments et lignes brisées. Et là, par un mystère de danse qui lui est propre, ses figures échappent au rectiligne qu'on attendrait, pour inscrire de sobres lignes courbes, par des déséquilibres doux, des translations du bassin, des déhanchés tranquilles. Absolument tenu, ce corps s'échappe.
Autres échappées, dans cette soirée follement mobile dans ses danses réservées, et soupesées : deux solos musicaux, sur viole d'amour puis violon, très contemporains et pourtant décalés dans l'intimité, par Garth Knox.
Gérard Mayen, Espaces transgressifs, MOUVEMENT, 31 Mars 2004