HISTOIRE(S)

Journal de bord (extraits)

 

Lisbonne, 17 Septembre 2002

Chère Olga,

Toutes les années, Culturgest organise un hommage à un artiste différent (Martha Graham, José Limon, Josephine Baker, Merce Cunningham, etc). Nous adressons une invitation à trois chorégraphes différents pour la création d’une nouvelle pièce d’environ 20 minutes. Les trois pièces sont présentées dans la même soirée. (…)

C’est avec plaisir que nous t’invitons à présenter chez nous un Hommage à Le Jeune homme et la Mort, de Jean Cocteau, dont les représentations auraient lieu en Juin 2003.

António Pinto Ribeiro, Culturgest

 

Ce projet est né de cette invitation. Le Jeune Homme et la Mort a été créé le 25 juin 1946 au Théâtre des Champs Elysées.

Le Jeune Homme et la Mort dans ma tête, en Septembre 2002 :

Quelques vagues images d’un film en noir et blanc. Jean Babilée, danseur extraordinaire. Souvenir marqué par ses mouvements poignants, son visage gris contracté, blessé, à l’expression ‘exagérée’. Une chorégraphie de Roland Petit. Un homme assis sur une chaise le visage enfoui dans ses mains. Claire Sombert en jeune fille terrible, en noir et blanc. Le souvenir aussi d’un homme qui se pend et d’une femme qui porte un horrible masque de mort. Noir et gris. Les saccades des jambes, des pieds, des bras, du corps suspendu du pendu. La première scène du film Soleil de Nuit. Des couleurs intenses. Mikhail Baryshnikov, souple, énergique, surprenant ; plongé à l’intérieur de son corps désespéré. Ses pirouettes sur le bord d’une table, ses équilibres sur une chaise en déséquilibre. Des chutes, des sauts... Les chutes ralenties et suspendues de Jean Babilée. Le décor de ce spectacle sur la scène du théâtre dans lequel commence cet autre film, avec Baryschnikov. Une femme au visage dur et hermétique, avec des cheveux noirs et raides. (Je ne sais pas si Claire Sombert était l’autre interprète de ce duo lors de sa création, en 46). Quelques brefs passages lus dans certains livres d’histoire de la danse…

Tout ça me semble loin de moi, loin dans le temps, difficile.


Septembre-Octobre 2002
Quelle drôle de proposition !
Pourquoi moi ?
Un hommage.
Un hommage ?
Qu’est-ce que rendre hommage ?
Comment rendre hommage à ce spectacle que je n’ai pas réellement vu ?
Ai-je envie de lui rendre hommage ?
Pourquoi ne pas rendre hommage à La Table Verte ou à Café Müller ou à tant d’autres ?
Aller au théâtre.
Voir des spectacles, avec d’autres, anonymes.
Qui peut en parler ? Qui a vu ? Qui se souvient ?


Octobre 2002
Je pense aux personnes qui étaient dans la salle en 1946, au public, à ceux qui ont été marqués, touchés par ce spectacle. Je me mets à spéculer à propos des souvenirs qu’ils pourraient encore avoir, qu’ils auraient gardés de l’argument, des personnages, des interprètes, de la chorégraphie, du décor, des costumes dans ce spectacle. Je pense aussi aux personnes qui avaient participé à sa création. Je pense au Jeune Homme et je pense à la Mort. Qu’est-ce qu’il pourrait bien rester de tout ça dans la tête des uns et des autres ?

1946. Ça fait presque 57 ans, bientôt 58.

Qu’est-ce qu’il me reste moi d’un spectacle quelconque, pris au hasard ?
Et d’un spectacle qui m’ait vraiment marquée ?
Qu’est-ce que l’art dit ‘vivant’ ?
À quoi je travaille ? Pourquoi ?
Qu’est-ce qu’il reste d’une œuvre quand les personnes qui l’ont vue et les personnes qui l’on faite ne sont plus là pour se souvenir, pour en parler, pour la faire vivre, dans leur tête, dans la tête des autres ? Quelques lignes dans un livre…


22 Octobre 2002
Je décide d’accepter l’invitation avec, comme défi, d’aller à la recherche des spectateurs présents dans la salle en 1946, pour les rencontrer et les interviewer. Ne rien leur dire sur le spectacle, sauf une fois l’interview terminée. Essayer de faire émerger des souvenirs d’images, des sensations, des sentiments, mais ne rien dévoiler.


Décembre 2002
Je commence une enquête. Je cherche un livret qui n’existe pas.


Janvier 2003
Je cherche des noms. L’internet devient mon assistant principal dans ces recherches. Je commence à imaginer comment faire pour trouver des gens qui auraient pu être dans la salle en 1946 ; mais, les moyens que j’utilise ne peuvent me mener que vers des personnes qui composaient le milieu artistique et culturel de l’époque. Je cherche des films, je trouve certains. Je cherche des spectateurs éventuels.


Février 2003
J’élabore des listes de noms de personnes qui auraient pu être là : des comédiens, des peintres, des danseurs, des metteurs en scène, des musiciens, de décorateurs, des costumiers… Je fais des listes sans savoir forcement qui peut être encore en vie. Je cherche des biographies, et mes listes deviennent des listes de morts. Des jours entiers, des heures et des heures pour trouver des dates de décès. Et lorsque ces dates n’y sont pas, je cherche des coordonnées, une adresse, un numéro de téléphone, parfois c’est long, parfois j’y arrive du premier coup. Je cherche des possibles spectateurs. Je voudrais trouver des simples ‘vrais’ spectateurs, je veux dire des gens qui ne faisaient pas partie du milieu artistique de l’époque, des personnes anonymes dans la salle. J’imagine Vincent Druguet sur scène. Je nous imagine présents, mais presque absents.


Mars 2003
Extraits de la lettre adressée à Monsieur Jean Babilée, le 24 mars 2003 :

La question motrice du projet est celle de comment visiter une œuvre phare de l’histoire de la danse, la danse étant entendue comme art vivant. Il m’a semblé intéressant d’aborder la question de la mémoire des personnes qui avaient assisté à la création de cette œuvre au Théâtre des Champs Elysées, et de celle des personnes qui avaient été liées à sa création même. Je suis née à une autre époque, je n’ai donc pas vu ce spectacle au moment où il a été créé. J’ai eu accès à certains documents qui recueillent des traces, mais je ne vous ai pas vu danser vous, ni Nathalie Philippart, en direct, je n’ai pas vécu ce moment unique, dans ce contexte unique, dans ce théâtre, un peu plus d’un an après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, dans le contexte de souffrance que toute guerre engendre.

Comment aborder cette question, si ce n’est en essayant de visiter le souvenir des personnes qui avaient partagé ce moment, qui avaient été interpellées, touchées, émues, marquées par lui, par vous, en transmettant ce qu’ils ont gardé en eux. (…)


Annonce publiée dans le Carnet du Jour du journal Le Figaro les 26 et 29 Mars et dans le Carnet du Jour Recherches du journal Le Monde le 16 Avril 2003 :

La chorégraphe Olga de Soto recherche des spectateurs ayant assisté à la création du Jeune Homme et la Mort de Cocteau, au Théâtre des Champs Elysées, en juin 1946, pour recueillir des témoignages. Renseignements : M. Druguet.


26 Mars 2003
Une personne a répondu à l’annonce. Elle va nous écrire une lettre. Elle habite à Nantes.


27 Mars 2003
Une deuxième personne a téléphoné. C’est un Monsieur qui habite dans le Morbihan.


29 Mars 2003
Trois personnes ont téléphoné. La première habite à Lyon, la deuxième à Tourette-sur-Loup et la troisième à Cannes, elle n’a pas laissé son nom.


30 Mars 2003
Un Monsieur de Boulogne a téléphoné aujourd’hui.


31 Mars 2003
Trois personnes ont téléphoné, deux habitent à Paris et la troisième à Bordeaux. Neuf personnes au total.

Je continue mes autres recherches en parallèle, je trouve des noms, je pose des questions, je trouve d’autres spectateurs, moins anonymes cette fois : Jean Robin, Olivier Merlin, Marika Bessobrasova. Et puis, j’imagine d’autres spectateurs possibles, Janine Charrat, que je trouve, mais qui n’était pas dans la salle à ce moment-là, le peintre Antoni Clavé, que je sais en vie et qui aurait pu voir ce spectacle, mais dont je ne trouve pas les coordonnées et dont le galeriste ne répond pas à mes mails, comme tant d’autres. Je téléphone à des journalistes, des programmateurs, des amis qui pourraient avoir des idées, des noms à proposer.


Avril 2003
Le livret ne représente finalement que quelques lignes écrites par Jean Cocteau, dans le programme du spectacle. Je trouve les coordonnées de Jean Babilée grâce à l’internet. Je le rencontre à Paris. À partir de là je décide d’aller seule à la rencontre des gens, de les filmer et d’enregistrer leur parole en essayant de donner une priorité totale au rapport d’intimité qui pourrait se créer entre eux et moi, sans tierce personne. En quelques semaines, je rencontre Jean Babilée, Madame Evellin, Monsieur Stern et Monsieur Merlin. Je rencontre Madame Hesse et Monsieur Genin. Je ne pourrais pas rencontrer tout le monde avant le mois de juin. Pas assez d’argent, pas assez de temps, ni pour le faire, ni pour faire rentrer tous ces témoignages dans la durée qui m’a été donnée : vingt minutes. Je décide de diviser le projet en étapes,    et de lui faire suivre l’évolution de mes rencontres. Je me consacre aux spectateurs qui habitent dans le Nord de la France. Je laisse ceux du Sud pour l’hiver, avec le risque que certains d’entre eux ne soient plus là.


Avril-Mai 2003
Je retranscris les interviews : des heures de paroles. Je travaille à l’ordinateur. C’est la danse des doigts. Je donne aux phrases des couleurs. Je me fixe des objectifs, une direction à l’intérieur de toutes ces phrases que je sépare, que je joins à celles des autres. Sur le papier, les gens commencent à se répondre. Et puis arrive mon frère, le roi du montage, et les images des spectateurs que j’ai rencontrés, se rencontrent. Ils deviennent acteurs.


Avril-Juin 2003
Au départ, une brève histoire racontée par Jean Cocteau à Roland Petit, Wakhevitch, Karinska, Jean Babilée et Nathalie Philippart.
Cocteau est décédé en 1963.
Roland Petit est introuvable.
Georges Wakhevitch est décédé en 1984.
Karinska est décédée en 1983.
Jean Babilée est en pleine forme.
Nathalie Philippart, très difficile à trouver, très difficile à rencontrer.
Boris Kochno, alors Directeur des Ballets des Champs Elysées, est décédé en 1990.
Jean Robin, administrateur de la compagnie à l’époque. Aussi en pleine forme.

Vincent nous rejoint à Bruxelles. Nous visionnons avec lui les différents extraits que nous avons montés, mon frère et moi, sur un vieil écran, avec un projecteur vidéo. Nous commençons le travail en studio. Je décide de me consacrer à la première des quatre parties que j’aimerais envisager : celle du récit du spectacle, l’histoire qui y était racontée.


Juin 2003
Lisbonne : des objets oubliés dans ce récit-là se retrouvent sur scène. Le fait que personne ne se souvient du fait que les deux interprètes du Jeune Homme et la Mort dansaient ensemble longtemps, motive la présence d’un duo, très simple. Lisbonne, première ébauche. Une première étape.


Été 2003
Questions sur les différents sens du mot histoire.


Août – Octobre 2003
Je ne peux m’empêcher de chercher d’autres spectateurs. J’aimerais poursuivre le projet, mais je ne dispose d’aucun moyen financier pour le faire ; comme toujours les moyens manquent.


Novembre 2003
Je rencontre Frie Leysen et Christophe Slagmuylder à Bruxelles à qui je montre la première version du récit, celle de Lisbonne. Ils sont très touchés par le matériel et par ce que je souhaite développer : ils m’offrent de finaliser ma recherche pour le prochain Kunstenfestivaldesarts. Je repars, enfin. Je reprends contact avec les spectateurs que j’avais trouvés avant l’été. Nouveaux coups de fil, nouveaux rendez-vous, nouvelles paroles. Je trouve des grandes danseuses de l’époque, spectatrices elles aussi, présentes dans la salle en 1946 ; mais je n’arrive pas à les rencontrer.

Je cherche dans le Sud, Lyon et puis, Paris, à nouveau. Le temps s’est écoulé.

Je reprends contact avec la dame de Cannes, celle qui avait répondu à mon annonce en mars dernier, mais elle ne se souvient plus ni de l’annonce, ni de nos brefs échanges, ni du Jeune Homme et la Mort.


24 Novembre 2003
E-mail de Claire Verlet, m’informant que le Centre National de la Danse pourrait envisager une participation en tant que coproducteur, afin que je puisse boucler la production. C’est la première fois de ma vie qu’on me propose une coproduction par e-mail. Je suis contente.


Décembre 2003 - Mars 2004
D’autres visages ont resurgi du passé et j’ai continué à enregistrer d’autres témoignages. Ils sont aujourd’hui neuf à s’être replongés dans leurs souvenirs du Jeune Homme et la Mort, à avoir exhumé quelque soixante ans plus tard, l’empreinte qu’a déposé en eux ce spectacle-là, créé au sortir de la guerre. La mémoire est subjective, elle a ses crevasses d’oubli et ses crêtes limpides, ses accidents, ses hésitations, mais aussi, parfois d’étonnantes ressources enfouies. histoire(s) donne à entendre des voix et des récits que le temps a fissuré.

Le Jeune Homme et la Mort est en eux, il les a accompagnés durant un bon bout du chemin. Ils étaient jeunes, parfois très jeunes, aujourd’hui ils sont vieux et ridés. Je les ai rencontrés chez eux, j’ai essayé de prendre du temps pour les écouter, pour les regarder, pour attendre. Et parfois, le souvenir revenu leur a dessiné un regard d’enfant au bout de leurs yeux, éclairés par les traces. 

Ce qui reste, ou une partie de ce qui reste est là, à fleur de visage.

Je continue d’imaginer un montage filmique, comme une chorégraphie, dont les matériaux principaux sont les mots, les intentions, les intonations. Les émotions qui refluent sont autant de contrepoints et des regards diffractés au départ d’un même sujet. Où me conduisent-ils ? Parfois ailleurs, loin du thème initial. Parfois très près, tout contre. Je sais que j’ai été parfois comme un catalyseur, et je voudrais le rester.

Durant le montage mes questions sont multiples. Complexes. Elles touchent aux êtres, à leur parole, à leur mémoire. Comment agencer ces voix avec justesse ? Comment être juste dans le temps et dans l’articulation ? Comment ajuster un rythme au spectacle sans trahir leurs propres rythmes ? Comment articuler un mouvement qui s’ancre dans l’histoire commune – la mémoire collective –  et vogue tout à la fois ensuite au gré des souvenirs personnels – leurs histoires ?

© Olga de Soto,  2004

<