Jean-Marc Lachaud
HONTANAR / WINSBORO COTTON MILL BLUES / MURMURES
Sur une petite place ensoleillée de la vieille ville d'Uzès, les passants, alertés par le bruit agressif / angoissant d'un éboulement de pierres, découvrirent Hontanar, un duo signé par Olga de Soto (que celle-ci danse, dans une affinité parfaite, avec sa complice, Pascale Gigon). En correspondance avec la charge poétique de l'écriture de René Char, Olga de Soto inflige aux corps, vêtus de bleus de travail, l'expérience douloureuse et salvatrice de la déconstruction, qui se déploie dans un temps en apparence suspendu, entre répétitions et ruptures crissantes, dans un espace en fuite. Le jeu violent, auquel donnent sens ces corps disloqués et entiers simultanément, déstabilise les conventions liées à la danse verticale ou horizontale. Les danseuses caressent et se heurtent au mur, l'escaladent et se laissent, avec fluidité (la tête en bas parfois), couler. Ici, le mouvement donne aux corps la force de défier les blessures qui les rongent et favorise le surgissement d'une plénitude joyeuse, presque provocatrice.
Winnsboro Cotton Mill Blues, également conçue en 1996, est une pièce qui dégage une énergie libertaire. Pris au piège d'une musique composée par Frederic Rzewski, à partir d'une chanson chantée par les travailleurs des usines de coton américaines, les corps semblent soumis au rythme imposé par la cadence infernale du travail servile. Mais, peu à peu, leurs mouvements paraissent s'exiler, s'émanciper. La danse se loge dès lors dans le bassin, là où tout se joue, douleur de la domination aliénante et plaisir de la libération espérée. Dans cette succession de tremblements qui agite les corps, entre peurs et jouissances, les déplacements mécaniques laissent advenir de véritables cris, par lesquels s'exposent sans pudeur un érotisme authentique, une extase orgasmique, où s'élabore, comme invincible, la revendication d'un hédonisme philosophique qui nous rappelle la posture d'une exigence de vie vraie, telle que peut la théoriser Michel Onfray dans son traité sur la Politique du rebelle.
Avec sa création de 1997, Murmures, Olga de Soto s'offre, lointaine et proche, aseptisée et humaine, froide et désirable, au public, qui ne peut qu'être surpris et ému par cette franchise à fleur de peau. Invisiblement nue sous sa robe, par le petits glissements imperceptibles qu'inscrit dans sa chair l'activité de ses muscles, elle exhibe les dessous d'une humanité virevoltante, trop souvent bafouée par le principe de réalité. Dans ces moments de vérité ainsi circonscrits, brisés seulement par les déchirures que lui imprime le hautbois, le corps de la danseuse crée un basculement subtil et incessant, où l'intimité se donne et se dérobe, s'exhibe et se masque, dans une inaccessibilité porteuse de promesses à conquérir. Olga de Soto, jeune chorégraphe espagnole, qui a notamment étudié au CNDC d'Angers avant de danser aux côtés de Michèle Anne De Mey et de fonder sa propre compagnie (en 1995) Abaroa, installée en Belgique, porte en elle une puissante force de refus et d'affirmation. En cela, sa démarche est attachante et courageuse, parce qu'elle décline une danse dépourvue d'artifices qui résonne de désirs sans cesse inassouvis à partager.
Jean-Marc Lachaud, Hontanar / Winnsboro Cotton Mill Blues / Murmures, Skênê n° 2-3, Mélange des Arts — Arts du spectacle, Le corps : exhibition / révélation, 1998