François Frimat
MÉMOIRE EN ÉCHO

Olga de Soto relève avec cette pièce un défi paradoxal : donner visibilité au travail et aux traces d’une mémoire qui ne serait associée qu’à un sujet en retrait, comme l’indiquent les parenthèses du titre. Ce retrait n’est pas une absence mais un dispositif, expérimenté pour tenter de mieux partager le travail de la mémoire comme puissance incorporée autonome. Quel devenir chorégraphique pour son corps,  désormais  instruit  par  la longue recherche historique qu'elle a menée sur La table verte de Kurt Jooss (1932) ? Ce n’est pas la même chose de se rappeler et de se souvenir, de convoquer des images et d’éprouver ce qui leur est associé, d’entendre les témoignages, souvent graves et difficiles, pour démêler leur résonance d’avec ses propres archives (auto)biographiques, d’affronter les possibles ouverts par les blancs de la mémoire.

Sur le plateau un câble descend des cintres pour composer une spirale au sol, fil et figure fragile du lien à un passé qui s’échappe et se dilue au fur et à mesure qu’on lui donne une présence. Trois enceintes sur le plateau, d’autres dans la salle sont sources de voix qui se succèdent, puis se superposent pour composer progressivement une chambre d’échos. Ce n’est pas de La table verte, en tant que pièce, qu’il s’agit. C'est une intelligence émotionnelle à l’œuvre qui  croise  les  plis de sa mémoire personnelle avec les témoignages recueillis auprès de  celles  et ceux qui furent au plus près de cette histoire. Désormais, la question est de savoir comment danser encore à partir de soi après tant d’années consacrées à cette enquête. Comment donner à voir qu’il ne s’agit pas seulement d’un retour dans le passé ?

Elle avance d’abord avec précaution, pieds nus, en cherchant à ne pas écraser le câble qui serpente sur le sol. L’image est singulière et s’oppose plus tard à celle où elle écrase avec véhémence d’imaginaires crocodiles peuplant une chambre à quitter, selon un geste rituel pratiqué depuis l’enfance. Déplacé dans le temps par les souvenirs comme dans l’espace au gré des déménagements, le corps d’Olga archive les traces d’une écoute qui a mobilisé ses oreilles et ses yeux mais aussi ses cheveux, sa peau. C’est d’un corps profond que se restitue sur scène une danse qui survit à cette expérience de la parole de l’autre, forcément métabolisée. Alors, ce corps en scène expose sa propre histoire: la mort d’un ami, la naissance de ses enfants, la maladie de sa grand-mère, ses souvenirs espagnols comme italiens. Au fil de ces évocations, Olga croise l’image et le témoignage poignant de Hanns Stein, chanteur ténor, dont la famille fut exterminée à Auschwitz. La parole, devenue impuissante devant l’histoire de l’autre, doit alors compter sur le corps qui cherche les bords, des figures à l’aveugle, dans le vide. Doucement, Olga se meut, sa danse est celle d’abord de ses phalanges touchantes, si touchantes… Le silence devient le complice, l’appui pour que les souvenirs apparaissent et que la parole avance.

Le dispositif  du  retrait  permet  de laisser advenir une qualité de réalité exclusivement vécue et ressentie par le corps, dans les plis de l’auto-affectation, indépendante de sa relation à la trame des discours de celles et ceux qui parlent. Au- delà des histoires de ces acteur.rice.s de La table verte, au-delà des histoires d’Olga elle-même, nous  voilà  sensibilisé.e.s  à ce qui concerne tout un chacun : le travail muet, en nous, du temps qui passe et décide de la lutte que chaque mémoire mène contre l’oubli pour conserver, pour recomposer. Olga de Soto exhibe ainsi une dimension importante du partage du sensible qui nous constitue toutes et tous. Le grand sablier, à  gauche  du  plateau,  se vide en accompagnant une dernière danse lors de laquelle les bras d’Olga se referment sur son cœur à plusieurs reprises, en une invitation à faire corps ensemble. Et il se vide encore longtemps après sa sortie de plateau et le fondu au noir. On pense à l’homme à la lanterne dans La ronde de nuit de Rembrandt, seul porteur de lumière, qu’elle serait parvenue à retenir.

François Frimat, Mémoire en écho, Les Démêlées n°1n (FR), été 2018.