Olga de Soto
SUR LES TRACES DE LA TABLE VERTE – UNE INTRODUCTION

La genèse de la performance documentaire (ou documentaire scénique) Une Introduction est intimement liée à la réflexion que certaines œuvres et certains projets que j'ai réalisés durant les quinze dernières années ont générée en moi. Ce travail documentaire découle d'une série complexe d'éléments et de circonstances, liés entre eux par un long processus de réflexion qui traverse plusieurs de mes travaux, ainsi que d'un désir croissant de partager et de sonder les processus qui m'occupent. Il s'agit de processus et projets à travers lesquels, et depuis le début des années 2000, je tente de questionner les logiques classiques de production propres au champ des arts de la scène et en particulier au champ chorégraphique.

Le travail que j'ai développé durant les quinze dernières années aborde, sous des approches et des angles différents, les thèmes de la mémoire, de la trace et de l'empreinte, et sonde les thèmes de la perception et de la réception. Il se divise en deux axes de travail. Le premier se concentre sur l'étude de la mémoire corporelle du danseur, aussi bien rétrospective que prospective. Le deuxième est en partie consacré à l'histoire de la danse et tente d'interroger l'impact de l'art vivant, son utilité et sa pérennité. Cet axe est régi par l’étude de la mémoire perceptive et réceptive, celle des spectateurs, dans le spectacle histoire(s) (1), à laquelle vient s'ajouter celle des danseurs, dans la performance documentaire Une Introduction (2) ou dans le spectacle Débords / Réflexions sur La table verte (3), tous deux créés dans le cadre de mon travail de recherche autour du spectacle La table verte (4), du chorégraphe allemand Kurt Jooss. Ce deuxième axe comprend un important travail de recherche et de documentation, qui s'étend de fouilles dans des archives existantes (avec la collecte de nombreux documents textuels et matériaux iconographiques), à la fabrication d'archives qui constituent la matière principale de mon travail de création.

En 2002, face à la nécessité de poursuivre la réflexion sur la dynamique artistique présente dans ma démarche, ainsi que sur la direction qu'elle avait commencé de prendre deux ans auparavant, je démarrais une série d'enquêtes, d'explorations et de projets de recherche dans lesquels la question de l'archive occupe une place fondamentale. Convaincue du fait que la compréhension du passé est une condition indispensable pour appréhender le présent et travailler sur l'avenir, je désirais approfondir les thèmes de la mémoire et de l'empreinte et restais intéressée par la relation qui peut exister entre arts de la scène et représentation de la mort. Ces différents processus et projets, liés à de longs travaux de recherche et de documentation, ont nourri un travail théorique et de création qui s'est matérialisé dans la réalisation de plusieurs formes scéniques et visuelles qui, même si elles émanent du champ chorégraphique, se situent dans une zone poreuse dans laquelle coexistent et/ou se combinent divers moyens d'expression.

En regardant en arrière, je réalise que le désir de travailler au départ de La table verte apparaît presque par accident, comme une sorte de réaction face à la réalité qu'un autre projet m'imposait. Ce désir naît comme élément moteur durant le processus développé entre la fin 2002 et le printemps 2004 pour la création du spectacle histoire(s) et la réalisation du film qui compose ce spectacle et qui porte le même nom. Le point de départ de ce projet était le spectacle de Roland Petit Le jeune homme et la mort, créé le 25 juin 1946 au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris. Le rapport à l'image que je développais dans histoire(s), et que je vais brièvement évoquer ici, détermina le rapport à l'image que j'allais développer par la suite dans Une Introduction.

Pour la création d'histoire(s), j'étais partie à la recherche de spectateurs qui avaient assisté à la première du Jeune homme et la mort, dans le but de les interviewer presque soixante ans après cette première représentation. Mon objectif consistait à tenter de récolter des traces que ce spectacle-là aurait pu laisser en eux. Je souhaitais comprendre l'impact réel de l'œuvre – impact qui m'échappait – et pour se faire il me semblait indispensable de la situer dans le contexte historique de sa création. Il me paraissait également important de prendre en considération les circonstances et conditions qui entouraient le contexte de cette première réception. J’ai alors mis en place une méthodologie et des protocoles clairs, que j'ai développés davantage par la suite. Le résultat présente un travail audiovisuel et documentaire, se déployant grâce à un dispositif scénique qui se rapproche de l'installation, et qui est présenté sous une forme "spectaculaire", jouant avec les codes classiques de la représentation et bénéficiant de la porosité de divers moyens d'expression. Cependant, je choisis de ne rien montrer de l'œuvre d'origine (ni reprise de la chorégraphie, ni reproduction d'éléments du décor, ni costumes, ni extraits de films ou photographies du spectacle), je choisis de l'omettre, de l'occulter, en faisant reposer le spectacle auquel je donnais forme sur les seuls mots des personnes interviewées. In fine, toute trace matérielle de l'œuvre d'origine était absente, soustraite à notre regard de spectateur. J'espérais que l'absence d'image de l'œuvre visitée devienne élément agissant pour les spectateurs, qui pourraient "voir" non seulement le spectacle qui se déroule devant leurs yeux, mais aussi un deuxième, propre à chacun, simultanément imaginé au départ des mots, du récit qui se déploierait tout au long de la représentation.

Après la création d'histoire(s), et en parallèle à mon travail sur la mémoire corporelle, je souhaitais continuer d'interroger l'impact qu'un art aussi éphémère que la danse peut avoir dans la vie des gens. Je voulais également étudier le message qu'une œuvre chorégraphique peut arriver à contenir – dans le cas de La table verte le message d'une œuvre sans paroles. Je désirais continuer d'étudier les influences des contextes de création et les thèmes de la représentation de la mort, la guerre, l'après-guerre et la résistance. Je décidai alors de poursuivre mon projet de recherche et de documentation sur la mémoire des spectateurs – initié avec mon travail au départ du Jeune homme et la mort –, en ajoutant cette fois la mémoire des danseurs et en me plongeant dans La table verte, œuvre également liée à la mort et à la guerre.

La table verte est un ballet en huit tableaux pour seize danseurs, inspiré d'une danse macabre du Moyen Âge et fortement influencé par le climat d'après-guerre. Ce spectacle est considéré comme une des œuvres les plus politiquement engagées de l'histoire de la danse du XXe siècle. C’est une œuvre à caractère pacifiste dans laquelle l'auteur dénonce la montée du fascisme, les horreurs de la guerre et ses néfastes méfaits et conséquences. Le spectacle vit le jour au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, le 3 juillet 1932 ; c'est-à-dire, quelques mois seulement après que Hitler ait obtenu 30% des suffrages au premier tour des élections, et quelques mois avant qu'il ne soit nommé Chancelier en Allemagne ; il fut donc créé à l'aube d'une des périodes les plus sombres de l'histoire de l'humanité. 

Lorsque je commençai à travailler sur La table verte de manière sporadique à l'automne 2006, j'étais intéressée par la construction chorégraphique et dramaturgique du spectacle et par le langage chorégraphique utilisé ; toutefois, les points qui attiraient principalement mon attention étaient le message de l'œuvre, le contexte de sa création et sa transmission. Cependant, il y avait trois thèmes que j'avais tout particulièrement envie de sonder : le thème du message, celui de l'engagement et enfin celui de la charge, des diverses charges (corporelle, émotionnelle, dramatique, sociale, politique) présentes dans la pièce, qui se tendent tels des vecteurs de force qui traversent la pièce et complexifient les niveaux de lecture de celle-ci.

J'étais également intriguée par le fait que ce spectacle bénéficiait d'un succès qui n'avait pas cessé de voyager à travers le temps et, plus de quatre-vingt ans après sa création, la question des raisons de cet écho était présente autant qu'elle devenait motrice. À y regarder de près, trois facteurs semblaient jouer un rôle déterminant dans l'impact laissé et le succès récolté par la pièce : la malheureuse atemporalité du thème de la guerre et les phénomènes d'identification qu'il génère, le caractère politique de l'œuvre et le fait que Jooss y associe la Danse de la Mort à la guerre.

Mon immersion dans La table verte suivit la même méthodologie que j'avais utilisée pour aborder Le jeune homme et la mort, et me mena à réaliser un travail de documentation mû par les sources d'inspiration de Kurt Jooss, les thèmes abordés dans le spectacle, le contexte historique de sa création, le message politique de l'œuvre et la lecture de ce même message – au-delà de toute considération esthétique –, son impact, l'engagement éthique et politique de son auteur (qui eut une position catégorique face aux premières lois antisémites mises en place par Hitler dès son arrivée au pouvoir, et qui se vit obligé de fuir l'Allemagne avec l'ensemble de ses collaborateurs, à l'automne 1933, et de s'exiler en Angleterre en 1934), l'omniprésence de la mort, la question de la charge, l'histoire de la compagnie, puis l'évolution de l'œuvre et sa transmission depuis sa création en 1932 jusqu'à aujourd'hui.

Dans le processus, je choisis de travailler non pas sur la réception du spectacle au moment de sa création – la première en 1932 –, c'est-à-dire sur ce que les spectateurs avaient vu et ressenti ce jour-là (comme il avait été le cas dans mon projet précédent), mais sur l'avant et l'après, dans le but de questionner la notion d'"œuvre", et de considérer et étudier les nombreux éléments qui peuvent composer une œuvre, «faire œuvre». Donc, me concentrer sur l'avant, c'est-à-dire sur ce qui menait à l'œuvre, à la création de La table verte, (en étudiant les divers éléments, facteurs et circonstances qui avaient mené à la création du spectacle), et sur l'après, ou ce qui en découlait ou s'en dégageait (en me penchant sur sa réception, son impact, son aura et sa résonnance, ainsi que sur les éventuels phénomènes d'identification), tout en gardant à l'esprit les facteurs contextuels qui selon moi confèrent au message du spectacle et au caractère pacifiste de ce dernier une charge énorme de signification. Se posait donc, et ce de manière plus forte que précédemment, la question de la matérialité et de l'immatérialité de la trace, me menant à convoquer dans le projet la mémoire tangible et la mémoire intangible, le corps et son absence, le palpable et l'impalpable, la forme et la matière.

Ainsi, afin de contacter et de convoquer l'œuvre, et cette fois au lieu de me limiter à la collecte de témoignages filmés de spectateurs de la première représentation – tâche pratiquement impossible soixante-quinze ans après la création –, je décidai d'aborder le spectacle en essayant de rassembler les traces qu'il aurait pu laisser chez les personnes qui l'auraient vu ou les personnes qui l'auraient dansé à différents moments de l'histoire et dans différents pays. Je décidai alors de me consacrer principalement à la recherche des personnes qui auraient vu le spectacle interprété par la compagnie de Jooss, en liant mes recherches géographiques au parcours de l'auteur et à celui de sa compagnie. Ces recherches ont été situées en France, en considérant ce pays comme terre de reconnaissance internationale ; en Allemagne, terre d'origine, et en Angleterre, terre d'accueil dès 1934. J'ai également cherché des spectateurs au Chili et aux États-Unis, puisque c'est dans ces deux pays qu'une partie des danseurs s'est exilée suite à la dissolution de la compagnie, après la grande tournée qui avait eu lieu sur le continent américain au début de la Seconde Guerre mondiale. C'est aussi au Chili et aux États-Unis que les deux premières productions américaines de La table verte ont été réalisées.

Mis à part la mémoire de ceux qui avaient vu La table verte, je souhaitais interroger la transmission de l'œuvre, en me penchant sur ses différentes productions et interprétations. Le personnage de la Mort attirait mon attention de manière particulière, en écho à la présence de la mort dans Le jeune homme et la mort, et au travail sur la représentation de la mort que j'avais fait dans histoire(s). Je souhaitais analyser la perception de ce rôle tout en me confrontant aux différentes visions que ses nombreux interprètes pouvaient porter sur ce personnage et sur l'évolution de sa partition, ainsi que sur le spectacle à proprement parler. Je souhaitais également interroger l'influence que peut avoir le contexte socio-politique et culturel dans lequel ont vit, sur la manière d'investir une œuvre et de s'investir dans une œuvre. Afin d'identifier les différents interprètes du rôle de la Mort, je décidai de chercher les noms de tous les danseurs qui auraient dansé La table verte depuis sa création, en 1932, jusqu'à aujourd'hui. Ensuite, j'ai circonscrit mes recherches à des danseurs de différentes générations qui auraient travaillé directement avec Jooss, afin de réaliser des entretiens filmés. Cela m'a menée à répertorier l'ensemble des productions et à essayer de rassembler la totalité des distributions du spectacle, contactant des nombreuses archives et compagnies afin de récolter des documents de différentes natures concernant les différentes productions. Au final plus de quatre-vingt productions différentes ont été réalisées par une cinquantaine de compagnies, et ce depuis 1964. L'élaboration de ces listes a été une activité indispensable afin d'identifier les personnes recherchées. Les noms récoltés à ce jour, 1.348, ont été la matière utilisée pour la réalisation d'un film long-métrage, uniquement composé des noms de tous ces danseurs et danseuses de diverses générations, originaires de tous les continents, vivants ou disparus, qui m'accompagne tout au long d'Une Introduction.

Si les choses de l'art commencent souvent au rebours des choses de la vie, c'est que l'image, mieux que tout autre chose, probablement, manifeste cet état de survivance qui n'appartient ni à la vie tout à fait ni à la mort tout à fait, mais à un genre d'état aussi paradoxal que celui des spectres qui, sans relâche, mettent du dedans notre mémoire en mouvement.

Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Les Éditions de Minuit, 2001, p. 16.


Le projet était également l'endroit où me pencher sur la question de l'archive, avec le souhait d'aller plus loin dans la collecte de documents que ce que j'avais pu faire dans mon projet précédent. Je saisis donc ce projet pour travailler de manière consciente sur la fabrication d'une archive comme action inhérente au processus de recherche et de création en cours.

La fabrication d'une archive dans le cadre du projet me poussait à développer un travail de documentation qui incluait la collecte progressive de documents textuels (articles, écrits théoriques, correspondances, partitions, calendriers des tournées, programmes de théâtres et feuilles de salle) et de documents iconographiques (des photographies de la compagnie de Jooss et de ses membres – ces personnes qui avaient décidé de fuir ensemble plutôt que de voir trois de leurs collègues arrêtés et déportés à cause de leurs origines –, des photographies du spectacle et de ses multiples productions, des images liées à différents moments clés dans l'histoire de la troupe – la fuite, l'exil, les tournées –…). Ces documents allaient devenir au fur et à mesure du processus des supports pour l'élaboration de mon discours, et des éléments qui allaient me permettre de nourrir une réflexion indispensable dans la construction dramaturgique de la pièce à venir. Les documents textuels, les supports iconographiques que je récoltais, ainsi que les témoignages filmés que je commençais à rassembler allaient être d'une aide capitale pour étudier les questions que le projet sous-tendait, mais aussi pour développer une dramaturgie où la question de la production et de la transmission de la charge aux spectateurs serait mise en jeu à travers l'écriture et l'articulation de mon discours sur l'œuvre de Jooss : « De quoi l'œuvre [La table verte] est-elle chargée ? D’où vient cette charge ? Où se situe-t-elle ? Quelle est la puissance dégagée, ou absorbée, par l'œuvre ? De quoi les danseurs sont-ils chargés ? De quoi leurs corps sont-ils chargés, physiquement et émotionnellement ? Et leurs présences ? Est-ce une charge légère ? Une charge lourde à porter ? […] Peut-on recharger une œuvre sans la reproduire, la réactiver ou la réinterpréter ? » (5)

Au fur et à mesure du processus, l'idée de créer deux formes distinctes, en travaillant par étapes et en imaginant deux modules différents, prit forme. L'écho d'histoire(s) était présent en moi et les multiples rencontres avec les spectateurs, les nombreuses questions et réflexions que celles-ci semblaient éveiller, la richesse de ces échanges, ainsi que les conférences et rencontres auxquelles j'étais invitée à participer, commençaient à nourrir en moi l'idée d'imaginer une forme qui me permettrait de partager avec le public une partie de la démarche et du processus suivi. Tout d'abord, je commençai à envisager l'idée de concevoir un objet dans lequel faire œuvre du processus, en imaginant une forme de présentation (ou de communication) proche de la conférence, mais qui serait une sorte de conférence détournée. Mon objectif était également d'utiliser la forme de la conférence telle une sorte d'artifice à travers lequel opérer un mouvement de glissement entre deux formes. En prenant appui sur la construction d’histoire(s), et sur le mouvement d'occultation de l'œuvre d'origine que j'opérais là, je décidai cette fois de déployer le mouvement contraire, celui du dévoilement, en cherchant la manière de donner une "autre vie" à une partie de toute cette matière qui dort "oubliée", morte, non-agissante au fond de tiroirs ou sur des étagères, dans des archives, afin de la partager, de la ramener à la lumière, en essayant de mettre une partie de La table verte littéralement sur la table.  

Une Introduction, le premier module issu de mon travail de recherche et de documentation au départ de La table verte, est une pièce dans laquelle je prends la parole pour expliquer le quoi, le pourquoi, le comment, en partageant avec les spectateurs le processus, mon questionnement et mes objectifs, accompagnée d'images d'archives (photographies et documents audiovisuels divers). Je montre une partie de la matière rassemblée, exposant ainsi ce qui, en général, reste en marge. J'examine une partie de l'histoire de La table verte, et partage le projet et le processus, donnant corps à un objet dont le contenu a continué de grandir depuis sa création, au fur et à mesure du temps, telle une plante qui grandit, nourrie par le travail de documentation que j'allais continuer de réaliser au-delà de la première représentation, en vue de la création du deuxième module.

En définitive, le travail audiovisuel et photographique joue un rôle central en tant que "preuves matérielles" successives, à travers lesquelles se construit mon discours sur l'œuvre de Jooss, sur son inscription dans le temps et son déplacement à travers la géographie. Le travail audiovisuel inclut des documents de trois sortes : vidéos composées de témoignages, extraits d'un film de La table verte et long-métrage générique rassemblent les noms des danseurs. Puis, vient la question du "corps" des photographies que j'ai rassemblées et que j'ai souhaité partager avec les spectateurs. Ces images vont du champ professionnel au domaine privé, elles incluent : des photographies de la compagnie au moment de la création, des images de groupe, des photos des voyages et tournées, des photographies associées à la date de la fuite (fin septembre, début octobre 1933), à l'exil, des photos du spectacle au moment de sa création en 1932, des photos de diverses productions, puis des portraits de tous les danseurs qui ont participé à la création du spectacle et qui ont décidé de quitter l'Allemagne ensemble. Sur ce point, il me semblait difficile que les photographies que j'avais choisies agissent exactement de la même façon si elles étaient présentées de manière immatérielle (projetées sur un écran), et que les spectateurs avaient un temps commun de contact avec l'image (dont le choix de la durée leur échapperait), ou si ces mêmes images avaient un corps, palpable, et existaient en tant qu'objet et support, qui pouvait être pris, touché, regardé par chaque spectateur afin que chaque personne dans la salle régisse le temps et sa relation avec chacune des images.

Les photographies passent donc de main en main alors que mon discours se déploie, ponctué de plusieurs courtes vidéos présentant les témoignages de deux personnes, une spectatrice et une danseuse (Françoise Dupuy, spectatrice de la première heure, qui a vu le spectacle en 1934, à Lyon, et Michelle Nadal, danseuse qui a travaillé au sein de la compagnie de Jooss au milieu des années cinquante). Ces courtes vidéos traitent de certains éléments significatifs (leur premier contact avec l'œuvre, la particularité du langage chorégraphique utilisé, le courant dans lequel il s'inscrit, le contexte de création, son message), alors que les noms des danseurs défilent en continu sur le velours du fond, du début à la fin du spectacle. J'inclus également de manière progressive quelques extraits du film La table verte, réalisé par la BBC en 1967 et dirigé par Peter Wright, des extraits de scènes et de personnages clés (choisis afin d'aborder la question de la charge politique, la charge sociale et la charge émotionnelle), qui sont diffusés afin de ponctuer mon discours au fur et à mesure que l'apparition des photographies cesse sur le plateau.

Si nulle peinture n'achève la peinture, si même nulle œuvre ne s'achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d'avance toutes les autres. Si les créations ne sont pas un acquis, ce n'est pas seulement que, comme toutes choses, elles passent, c'est aussi qu'elles ont presque toute leur vie devant elles.

Maurice Merleau-Ponty, L'Œil et l'Esprit, Paris, Gallimard, 1985, p. 92-93.


Il me semble également important de souligner que le projet que j'avais initialement imaginé s'est vu transformé au fur et à mesure en un processus très long et complexe, dans lequel le passage du temps a joué un rôle fondamental. Les étapes les plus longues ont été les phases de recherche et de documentation. Le travail d'analyse, qui a mené au travail de tournage, a été réalisé parallèlement au travail de recherche ; cependant, une période de trois ans a été nécessaire avant de commencer à réaliser les entretiens. La phase dédiée au travail audiovisuel, aux rencontres et aux entretiens, a représentée une expérience humaine réellement fascinante. Comme je l'ai dit précédemment, mis à part le souhait d'interviewer des spectateurs qui auraient vu le spectacle à différents moments de l'histoire et dans différents pays, je voulais rencontrer des danseurs qui auraient collaboré directement avec Kurt Jooss, et en particulier des danseurs qui auraient dansé le rôle de la Mort. Cependant, petit à petit d'autres personnages ont commencé à attirer mon attention, et en particulier, ceux de La Partisane et du Profiteur, et ce de par leur charge symbolique. La réalisation de divers entretiens m'a menée de la Belgique au Chili, en passant par l'Allemagne, les Pays-Bas, la France et l'Angleterre, dans un périple long de 42.000 kms et dense de soixante-sept heures d'interviews filmées, en quatre langues : français, allemand, espagnol et anglais, puis transcrites et analysées.

À la fin du processus, l'archive produite rassemble plus d'une trentaine d'entretiens filmés de spectateurs et de danseurs de diverses origines et générations, de nombreuses photographies de diverses époques, et des photographies produites dans le cadre des recherches de témoins (de voyages et de rencontres). Les documents textuels, qui proviennent des entretiens, associés aux autres documents textuels et aux documents audiovisuels et iconographiques récoltés, ont représenté un support indispensable afin d'étudier l'œuvre en profondeur.

La table verte a fortement marqué les esprits d'une bonne partie de ceux qui l'ont vue ou dansée à certaines époques. Le message qu'elle contient a voyagé dans le temps et a subsisté à travers les décennies. La manière dont les personnes interviewées en parlent est extrêmement surprenante, de par la précision de leurs souvenirs quant aux diverses scènes du spectacle, aux différents personnages, à l'action, aux mouvements, à la musique, au message et à la réflexion qu'il génère. Aussi, et en dehors de toute considération esthétique, nous sommes face à une œuvre qui transcende, qui a eu une incidence profonde sur ceux qui ont eu l'opportunité de la voir interprétée par la compagnie de Jooss, et qui a également eu une incidence profonde sur ceux qui ont travaillé avec lui. Certains des danseurs que j'ai interviewés affirment avoir changé de projet de vie après avoir vu ce spectacle pour la première fois. Par exemple, la danseuse Joan Turner Jara, veuve de Víctor Jara, avait projeté de devenir professeure d'histoire, mais ayant vu le spectacle à Londres au début de la Seconde Guerre mondiale, alors que la ville subissait les bombardements allemands, décida de devenir danseuse dans le but de danser le rôle de La Partisane, ce qu'elle finit par faire durant de nombreuses années.

Ce qui a été également très surprenant lors de plusieurs rencontres ce sont les phénomènes d'émergence du souvenir, le rapport à la mémoire et les étapes de "visualisation" des images du spectacle, propres à chaque personne interviewée. Car il n'est pas rare que certaines personnes commencent par répondre aux questions en fredonnant une des mélodies de Fritz Alexander Cohen, ou en esquissant quelques mouvements de l'un ou l'autre personnage. Ceci m'a conduite à avoir l'impression que régulièrement, dans ces processus de remémoration, le geste ou la mélodie remontent à la surface, surgissent, reviennent, alors que le souvenir est encore flou, et que c'est grâce au chant et/ou au mouvement que l'image devient nette. Comme si les réminiscences du chant ou du mouvement permettaient que certains "moments enfouis" resurgissent, et que justement, ce mouvement intérieur d'émergence, du souvenir "qui remonte à la surface", de la réminiscence qui affleure, encouragée par cette expression qu'est le chant ou le mouvement, finissent par entraîner les mots, qui se déplient au fur et à mesure que les réminiscences se déploient. Aussi, il a été surprenant d'entendre la manière dont le message circule de bouche en bouche, voyage de pays en pays, de génération en génération, résonne dans tous les lieux où j'ai été, en dehors des origines, des histoires individuelles, de l'idéologie et/ou de la trajectoire des personnes interviewées.

Tous les éléments qui constituent chacune des facettes présentes dans cette démarche sont importants pour moi, mais un des aspects les plus passionnants dans ce travail est la rencontre et la préparation à la rencontre. C'est passer à l'action, parfois après avoir suivi la piste de quelqu'un durant des années. C'est se mettre en marche avec le sac-à-dos plein. Le déplacement. La traversée. Arriver et s'arrêter devant la sonnette, sonner. Arriver chez chacune de ces personnes, toutes inconnues, pour les interviewer. C'est ce qui a lieu durant ce court laps de temps, dans ce face-à-face unique, irrépétible, où j'essaye de comprendre le rythme de chaque personne, les visions de chacun, leurs silences, leurs surprises, leurs souvenirs, leurs oublis, en silence. Il s'agit de rencontres humaines qui me poussent à aller vers d'autres rencontres et à avancer vers des nouveaux projets et chemins.


© Olga de Soto, Sur les traces de La table verte — Une Introduction, 2016, paru dans Quand l’image agît à partir de l’action photographique, (ouvrage collectif), Éditions Filigranes, Paris (FR), 2017

(1) Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, 2004.

(2) Festival Tanz Im August, Berlin, 2010.

(3) Festival d'Automne, Paris, 2012.

(4) Le spectacle La table verte fut Lauréat du Premier Prix du Concours Chorégraphique des Archives Internationales de la Danse, en 1932, à Paris.

(5) Document de travail d'Olga de Soto et dossier de présentation du projet Débords / Réflexions sur La table verte.