Paul Hermant
L'ENVOI DE PAUL HERMANT À OLGA DE SOTO
Chère Olga de Soto,
Quelles nouvelles de la guerre ? Quelles nouvelles de la danse ? Et quelles nouvelles de la mémoire ? Et puis quelles nouvelles du regard ? Je vous demande ça parce que l’on commence un peu à comprendre dans quoi vous vous engagez dans votre travail (engagez, j’ai dit engagez, je l’ai dit exprès). On commence en effet à se rendre compte que cela ne vous satisfait pas d’assister à quelque chose ou même de créer quelque chose mais que, comme Blaise Pascal, vous ne pouvez pas comprendre le tout si vous ne connaissez pas les parties et que vous ne pouvez pas comprendre les parties si vous ne connaissez pas le tout…
Cette Table Verte, par exemple, vous avez voulu littéralement la mettre sur la table. Comme une pièce maîtresse que vous auriez à découper, un corps qu’il vous reviendrait d’ausculter, comme si vous aviez pris l’engagement de discerner pourquoi les choses deviennent ce qu’elles sont. Cela ne vous suffit pas de savoir que cette œuvre de Kurt Jooss figure sans doute l’origine de la danse politique — vous dites plutôt socio-politique— ce n’est pas tellement cette Histoire qui semble vous importer, mais toutes les autres : celles qui y mènent et celles qui en découlent. Au cœur de votre démarche, on trouve le mot « processus » c’est-à-dire progression. Et c’est fort utile parce que nous manquons terriblement de gens qui s’intéressent aux moments pivots. A quel instant précis les choses changent, comment cela prend forme et comment cela prend force un mouvement, un changement, un bouleversement, une catastrophe…
Tenez, une amie me disait : « La chute du Mur, 1989, les accords d’Oslo, 1991, la fin de l’apartheid 1991. On pensait que les vieilles affaires se réglaient. Tu peux m’expliquer pourquoi la guerre du Golfe 1990, la Yougoslavie 1992, le Rwanda 1994 ? ». Où regardait-on en effet, Chère Olga de Soto, pour n’avoir pas vu ? Quel est le moment exact où l’effet cliquet s’enclenche ? Et comment, après, l’on essaie de faire avec cela, de quoi nous sommes munis et de quoi nous restons démunis.
Par exemple, cette Table Verte créée donc en 1932 dans une sorte de prévision servant à prémunir et où l’on voit s’agiter toutes sortes de diplomates ridicules décrétant que, oui, la guerre est jolie, cette Table Verte ne fut pas rejetée en bloc à l’époque par les nazis à qui sans doute l’expressionisme rappelait quelque chose de l’esprit allemand… Mais son chorégraphe, lui, choisit cependant de s’expatrier avec sa troupe et avec ces homosexuels et ce musicien juif, dont on le priait de débarrasser néanmoins son spectacle. Son art n’était pas jugé dégénéré, mais ses partenaires, danseurs et musiciens, l’étaient. Et cela a suffi à l’exil. Parce que, si même l’on ne peut pas brûler un ballet en place publique comme on l’a fait des livres, à un moment l’on comprend précisément que le processus est en marche… A quoi l’on comprend aussi que vos recherches et votre travail ne concernent pas tant le passé que le présent…
Quand on lui demandait pourquoi il avait écrit ce ballet, Kurt Jooss répondait : « Cela devait être fait parce que cela devait arriver ».
Chronique de Paul Hermant, Musiq3, RTBF / Radio Nationale Belge, 10 Novembre 2012