Kasia Tórz
AFTERIMAGES. NOTES À PROPOS DE MIRAGE DÉPLACEMENT D’OLGA DE SOTO

Le concept de “migration” fait partie intégrante de Mirage déplacement. Présent dans le titre en tant que déplacement, il se manifeste également dans la structure et le corps de cette performance. Ses composantes sont des scènes inspirées de Mirage* : des scènes transportées (migrées) dans un nouvel espace, ainsi que des scènes déconstruites sous l’influence de ce dernier. Lors de sa présentation à la Centrale for Contemporary Art à Bruxelles le 25 mai 2019, les interprètes ont rencontré un nouveau partenaire, l'exposition La banquise, la forêt et les étoiles de Sophie Whettnall (qui a créé des objets pour la version originale de Mirage) et Etel Adnan (dont les peintures étaient exposées dans l'espace de la galerie).

Au cours de la présentation, le public pouvait se déplacer librement. Ce mode de participation permettait de naviguer entre différents types de présence (des danseuses et des œuvres d'art), et ainsi de s'ouvrir à leur énergie. Les structures de Whettnall, des écrans perforés translucides avec des taches humides comme s'il s'agissait d'une inégalité organique, légers et tendus sur des cadres polygonaux, activaient l'espace avec puissance malgré leur délicatesse. Les œuvres d'Adnan, des toiles de petit format présentaient des images abstraites composées de zones de couleurs terreuses, comme jetées à la surface des toiles, de sorte que chaque composante, clairement identifiée, occupait son territoire respectif. Il s’agit là des éléments bidimensionnels. Les éléments tridimensionnels quant à eux étaient des fragments de modules blancs, vestiges d'un ancien bloc de matière découpée sous différents angles, tels des archétypes de ruines, délavés de leur contenu, couleurs et significations.

Le mouvement dans Mirage déplacement présentait un moyen libre et non-géométrique d’examiner des plans : coupant le sol et des surfaces de blocs, mais aussi des divisions invisibles, ordonnant l'air. Cinq danseuses, éparpillées dans l'espace tout comme nous – spectateur.rice.s, objets, peintures –, exploraient leurs possibilités, séparément, mais aussi en relation avec d'autres corps – en s'appuyant les unes sur les autres, en tirant, en poussant et en écoutant leurs pulsations. L'écosystème de la performance était déterminé par la blancheur et son négatif : dans les plis irréversibles du papier froissé, dans les différentes échelles utilisées et grâce auxquelles cette matière revenait comme un interprète important. Tout ce qui avait été réuni dans l'espace de la galerie, la matérialité des éléments, semblait avoir leur propre ombre intangible : le souffle. Et lorsque la présence du papier, sa transformation, son mouvement, étaient amplifiés grâce à la technologie –une oreille mécanique d'écoute (un microphone) – alors l'effet du bruissement migrait directement dans les régions internes : les corps des danseuses, des spectateur.rice.s et les constellations produites entre eux et le paysage sonore.

Le papier en tant que page, boule froissée ou morceau irrégulier, servait d'unité abstraite d’action et de contemplation : une feuille de papier attendant d'être écrite. En parallèle, comme dans une impression en 3D, une des (innombrables) couches qui fusionnaient ensemble pouvait devenir n'importe quoi, par exemple, des ruines blanches appartenant au décor. Cette unité de base, faisant partie d'une surface, pouvait très bien être un fragment d'une des parois du cube blanc où se déroulait Mirage. Ce qui importait était le marquage : un geste de pure possibilité. La possibilité qu'une feuille de papier coupe l'espace, le divise à nouveau, le complique et, en même temps, puisse accueillir tout ce qui, comme une pensée, surgit de nulle part et disparaît à nouveau dans le néant. La possibilité pour un corps de tracer des divisions invisibles dans l'air, de tester des dynamiques intermédiaires, d'étudier les surfaces - par ses courbes, par sa gravité, par le mouvement : le toucher.

La surface du papier comme membrane générant des mouvements fantomatiques (quand elle devenait un manteau, un abri, dans le mouvement des danseuses qui animaient les feuilles), acquérait sa propre vie respective. Pendant un instant, les feuilles de papier se transformaient en sculptures galvanisées, documentant le passage du temps. Elles étaient comme une peau épaisse qui respire, alimentée par l'énergie qui provenait du dessous de la surface. Elles influençaient aussi l'environnement : la sphère sonore, lorsqu'un son très aigu atteignait la limite de l'audible, faisant trembler la membrane de l'oreille. À ce moment-là, tout l'intérieur révélait sa haute sensibilité et entrait en résonance. Cela ouvrait un espace pour la circulation fluide des images résiduelles (des post-images), le somnambulisme, l'exploration de l'état de déplacement. 

Un mirage est un véritable phénomène optique. Bien que l'objet soit une illusion, l'œil le perçoit. L'acte même de regarder crée un être, donne vie à quelque chose (quelque chose qui préserve son intemporalité). Un mirage établit une relation subjective intense avec ce qui semble exister. Son état jumeau est une post-image. Cette notion est au centre de la réflexion et de la pratique artistique de Władysław Strzemiński (1893-1952), un pionnier polonais de l'avant-garde constructiviste et créateur de la théorie de l'unisme, qui a défini les post-images comme une véritable sensation physiologique éprouvée par la rétine (dont le mouvement établit la dynamique de base de l'acte de voir) après un contact direct avec une source de lumière ou un objet qui la reflète. La post-image est donc un mirage individuel interne. Strzemiński pensait qu'il était possible que le mécanisme physiologique de la vision n'ait pas changé depuis des siècles : "L'important n'est pas ce que l'œil capte mécaniquement, mais ce que l'on réalise à partir de sa propre vision. Seul ce qui a été réalisé a été perçu dans la réalité "**.

Ces deux phénomènes optiques, le mirage et la post-image, sont des états réels de perception, qui résultent du rapport à l'image, bien que l'image elle-même ne soit pas un enregistrement objectif d'un objet tangible. Cependant, ce phénomène existe, il entre dans l'espace de la mémoire laissant une trace affective, déchirant un revêtement cohérent d'expérience, pénétrant sa texture. On peut imaginer des mirages d'un genre particulier au bord de la mer, pendant le flux et le reflux de la mer, quand tout à coup, le paysage change complètement. Quand la plage semble plus large que d'habitude et ressemble à une place déserte qui s'étend à l'infini, avec la mer : un lac lointain et déchiqueté. Tout est en train de changer. On ne sait plus très bien ce qui est devant et ce qui est derrière, à quelle distance se trouvent les choses et si elles sont vraiment là bas.

Un autre type de déplacement est celui d'une feuille de papier perforée à partir de laquelle on fabrique des confettis. Si vous essayez de remettre chacun des petits points dans le trou d'où ils sont sortis, cela s'avérera impossible. Il y aura toujours une différence. Un bord mal aligné, une trace de l'action. C'est dans ces interstices que Mirage déplacement se déploie. Cette expérience m'a amené à me demander : combien de mouvements, de trajectoires invisibles, l'espace contient-il ? Qu'est-ce que l'archive des corps : les corps introduits dans l'espace par les spectateurs ? Mirage déplacement offre une forme différente de vie : pour ceux et celles qui ont décidé d'entrer dans l'image, ainsi que dans sa version originale, qui reçoit ici une nouvelle peau sensible aux conditions extérieures changeantes.

Kasia Tórz, Afterimages / Notes à propos de Fragments of Mirage (Mirage displacement) d’Olga de Soto, Sept 2019
texte original en anglais

(1) Mirage, création les 22 et 23, 2019 à Charleroi danse, La Raffinerie, Bruxelles.

(2) Władysław Strzemiński, „Teoria widzenia”, p. 54, Muzeum Sztuki w Łodzi, Łódź 2016.