Jean-Jacques Delfour
VÊTUE DE NU

Dans les jardins de l’Évêché, lors des 19 heures, on a pu voir Olga de Soto dans ce solo, Murmures. Couchée d'abord dans l'herbe, elle entre lentement sur le plateau. Commence alors le bruissement du haut-bois, intermittent, dissocié en coupures orangées éclatantes. La danseuse est pieds nus, vêtue d'une robe simple et ample, sans ceinture ni agrafe. Ses gestes sont lents, parfois presque figés ; par moment elle se tend comme un arc, le doigt obliquement tendu vers le ciel. Tout cela serait banal s'il n'y avait une intensité aiguë qui n'est pas seulement due à l'indolence tendue de l'interprète et à l'arrogance du hautbois. D'où cela provient-il ? De ce que le corps murmure. Olga de Soto, sous ou avec sa robe, semble nue. Et ce qui est à "voir", c'est le babil de son corps nu, le chuchotis de sa nudité, le marmonnement de sa peau et de ses muscles. On objectera que la danseuse est habillée. Sans doute, si l'on veut croire que la nudité n'est qu'un état physique, visible, d'un corps dépourvu de vêtement. Mais la nudité en art est autre chose, une attitude, une atmosphère, une suggestion, une donnée artistique suscitée par des moyens esthétiques.

C'est ce qui se passe ici, où le corps de la danseuse se dessine obscurément sous la robe dont l'ampleur cache les mouvements précis, ne soulignant que les moments où la peau et le tissu se frôlent. Ainsi, sommes-nous conduits à suivre le corps de chair à travers l'écran de l'étoffe. Cette nudité est alors chorégraphique, esthétique, sans donnée visuelle directe. Olga de Soto, commentant ce solo, est claire : "Je ne peux pas être plus nue !" Plus nue, ce serait la nudité intime de l'amour. Ici, la nudité est suggérée, non seulement à travers les plis de la robe dont Clérambault, le maître de Lacan, soulignait l'érotisme, mais surtout au moyen de gestes lents à la façon dont les muscles se bandent ; ce n'est pas seulement le voilement qui suggère la nudité, mais cette lenteur concentrée, cet effort, cette application mise à chaque geste, à chaque extension, comme si quelque chose de capital en dépendait.

Cette évocation est d'autant plus suggestive que l'esprit est partagé entre l'imagination du corps nu sous la toile et la dés-érotisation du spectacle, laquelle est l'effet conjugué de la musique et de la conscience de la représentation. L'éros n'est pas absent ; il devient platonicien. L'amour des beaux corps devient amour de la beauté, la chair s'esthétise dans ce rituel impénétrable.

Jean-Jacques Defour, Vêtue de nu, CASSANDRE : Culture(s), Politique(s) et Société(s) No. 18 (FR), Septembre-Octobre 1997