L'invisible dont il est question ici ne concerne pas le domaine des objets qu'une impossibilité matérielle interdit de voir (tel un visage plongé dans l'obscurité), mais celui des objets qu'on croit voir alors qu'ils ne sont aucunement perceptibles parce qu'ils n'existent pas et/ou ne sont pas présents (tel un visage absent d'une pièce éclairée).
L’invisible, Clément Rosset
Ce projet naît du désir de danse, d’être en danse, d’une danse d’états, d’une danse d’élans, d’une danse faite de mouvements et de gestes, d’éclats et de fulgurances, où les corps jetés dans l’action, dans l’espace et le temps rencontrent une projection mentale. Là surgit le rêve, tel un jaillissement de l’inconscient, mais aussi le rêve de celui qui fabule éveillé, qui se projette vers ce qui n’est pas encore, vers un endroit différent de celui où il semble se trouver, et là apparaît le mirage.
Les idées de mirage et d’image déplacée prenant forme dans les airs me permettent de reprendre un fil, un trajet, une démarche physique dans cette danse qui palpite encore, et qui était déjà présente dans les pièces Murmures (1) , …des rhizomes… (anarborescences) (2), Éclats mats (3) ou INCORPORER ce qui reste ici au dans mon cœur (4) (où il est question d’étude de la mémoire kinesthésique du danseur), afin d’investir une danse portée, projetée, déplacée. Une danse parfois suspendue, vaporeuse, une danse du silence au milieu du tumulte strident du monde. Une danse du retrait, une danse pour s’abstraire, mais aussi une danse à densités variables, une danse traversée, une danse du passage, une danse libre de ses états et de ses affects, de ses pulsions et impulsions, de ses songes et fantômes, une danse double, physique et mentale, se déployant dans un espace-temps qui se refuse au trop plein.
C’est l’évocation de cet espace infini dessiné grâce à l’émergence des images et à l’agencement des mots (dans mes projets réalisés en rapport avec l’histoire orale des œuvres et l’anthropologie du spectacle) qui me ramène aujourd’hui au corps, à la nécessité de corps, d’être en corps. Cette nécessité est portée par l’envie de sonder les chemins sensoriels et par la volonté d’interroger, grâce au mouvement et au geste, ces multiples qui peuvent résonner dans l’imaginaire, – un espace également convoqué dans mes précédents projets chorégraphiques où il est question de danse incarnée, agissante, soutenue par les mots silencieux qui la portent (les sous-textes des danseur.seuse.s) –.
PROJET OU « JETER QUELQUE CHOSE EN AVANT »
Nous partons de la notion de «mirage » pour imaginer une forme à travers laquelle explorer divers modes de présence possibles où le corps, la danse, la lumière et la matière ne s’offrent pas sur la seule base du visible, mais aussi sur celle de l’invisible, à un endroit autre que celui où ils semblent se trouver.
Une partie du projet consiste à utiliser les mots et les images comme leviers pour nourrir l’imaginaire du mouvement et donner corps à un agencement d’idées, de sensations et de voix corporelles, dont l’imbrication des sous-textes motive nos élans, nos dynamiques et la dimension sensible et fluctuante des corps à l’œuvre. Nous abordons la question de l’incarnation et de la présence dans la production de la danse, de l’affirmation en mouvement et en pensée, en observant comment le mouvement de la pensée prend forme.
Dans Mirage, nous choisissons le corps face à la «perte de corps », nous l’occupons et l’investissons d’énergies multiples, et ce, dans un dialogue constant entre production [du mouvement], projection et réception, présence et absence, visible et invisible.
RÉFRACTION / MIGRATION
En résonance avec le phénomène du «mirage », et à l’instar de l’image déplacée prenant forme dans les airs, un des objectifs du projet a consisté à imaginer un objet scénique qui puisse être déplacé de l’espace de la scène à l’espace de l’exposition. L’objet scénique, déplacé et présenté dans un espace de type muséal, se voit dédoublé et devient dans ce mouvement de transposition Mirage déplacement, tel le reflet diffracté d’une image déviée à travers les couches d’air dans l’atmosphère.
Les deux œuvres, Mirage et Mirage déplacement, contiennent des éléments en partie similaires, mais existent en tant qu’entités distinctes, chacune reflétant les cadres distincts de leur présentation.
ÉLÉMENTS GESTUELS
Dans Mirage nous explorons des formes et des survivances qui habitent le corps à travers la mise en place d’une partition double qui explore l’univers des traces, des signes et des indices, portées par des nombreuses images mentales. Le corps est exploré comme réceptacle et lieu de passage, à la fois traversé et traversée, évoluant dans un espace et un temps emplis des corps ‘manquants’, mais pourtant présents, bruissant dans un espace vidé et néanmoins sensiblement habité.
Sur le plan gestuel, nous avons engagé le corps dans une approche kinesthésique à travers laquelle le poids, le souffle, les gestes et les dynamiques, mais aussi les images et les mots, nourrissent les perceptions multiples des danseuses aussi bien que des spectateur.rice.s.
Ainsi, nous avons exploré les relations entre geste et action, mouvement et mémoire, émetteur et récepteur, acteur et témoin, pour donner forme au langage de la pièce, dans une exploration poussée du corps et de ses différents systèmes – squelettique, musculaire, sensoriel et nerveux, périphérique et central –.
TRAVAIL PLASTIQUE
Le travail plastique est le fruit d’une première collaboration avec l’artiste pluridisciplinaire belge Sophie Whettnall, dont les œuvres ont été exposées dans plusieurs pays et dont l’univers résonne étonnamment avec mon travail et mes préoccupations.
Le travail de Sophie propose une réflexion sur les forces qui définissent la relation au monde qui nous entoure, en les matérialisant et en les documentant. Très attaché aux matières naturelles, son travail se concentre entre autres sur la trace du geste et sur la lumière, dont elle analyse la présence, les zones de passage et d’absence. L’omniprésence de la ligne et de la trace du geste, l’obsession pour la perforation et le trou, l’ombre, le scintillement et le reflet, la trajectoire et la suspension traversent ses œuvres, dont beaucoup d’entre elles sont profondément liées à la nature.
La matière proposée par Sophie pour la création de Mirage est le papier, matière qui lui est chère et qui est présente dans une partie de ses créations. À l’instar de ses œuvres, des feuilles de très grand format ont été proposées et explorées. Elles sont présentes comme surface, espace, dédoublement, mais aussi comme volume potentiel, qui sous l’action des corps devient surface de projection pour l’imaginaire des spectateur.rice.s.
Je vois dans le papier une matière issue des arbres, leur réminiscences, le corps du document, le support des mots et des images, du dessin et de la peinture, un élément sonore, mais aussi une surface, un corps et un volume flexible et modifiable à souhait.
LUMIÈRE
La création lumière a été confiée à Philippe Gladieux, renouvelant ainsi notre collaboration. Les créations de Philippe Gladieux écrivent des espaces lumineux qui se déploient tels des temps abstraits où l’on voyage. Ses partitions explorent la lumière comme une matière vivante, élastique, et se concrétisent dans des entités plastiques autonomes, dotées d’une dramaturgie propre. Cette dramaturgie se déploie telle une partition composée d’unités particulières de temps, de lieu, de couleur et de texture.
ENVIRONNEMENT SONORE / MUSIQUE
L’environnement sonore, dont la création a été confiée à Benoît Pelé, cohabite avec l’univers musical du compositeur italien Fausto Romitelli, disparu en 2004 à l’âge de 41 ans.
Le paysage sonore imaginé par Benoît Pelé et dans lequel évoluent les cinq interprètes, confronte et met en dialogue les sons des corps et des matières, tout en accordant une place importante au silence, à la résonance et au rapport entre son et corporalité. Dans la pièce l’apparition du son est directement rattachée à la présence du corps, et explore le rapport physique entre matière et son, mais aussi le rapport entre son et image, avec l’idée que la matière et l’espace pourraient conserver la mémoire des sonorités accueillies, au point de pouvoir retrouver les traces de ce phénomène évanescent qu’est le son.
Ainsi, la dramaturgie sonore de Mirage se dessine entre des sons à la fois concrets et impalpables propres au travail de Benoît Pelé et la composition musicale de Fausto Romitelli. Elle part des sons produits sur scène, par les corps et la matière, puis introduit progressivement des sons naturels d’environnements et événements extérieurs, notamment des fréquences sonores émises par la rupture des icebergs et les glissements de plaques, liés à la fonte des glaces, pour finalement les faire cohabiter avec l’univers musical de Fausto Romitelli, en trois extraits de sa composition An Index of Metals.
An Index of Metals est la dernière œuvre écrite par Fausto Romitelli, créée à l’automne 2003, soit un peu moins d’un an avant son décès. Le texte original commandé à Kenka Lèkovich déploie une longue méditation au départ d’une toile de pop art peinte en 1963 par Roy Lichstenstein, Drowning Girl, qui représente une jeune femme en pleurs, en train de se noyer ; une plongée trouble en eau profonde, à laquelle la musique de Romitelli choisit délibérément de s’identifier, selon les mots de Jean-Luc Plouvier.
Au centre des préoccupations qui habitent le travail de Fausto Romitelli se trouve l’idée d’aborder le son comme matière à forger, de sorte que, selon ses propres mots : Grain, épaisseur, porosité, brillance, densité, élasticité sont les caractéristiques principales de ces sculptures de sons obtenues par l’amplification, les traitements électroacoustiques mais aussi l’écriture purement instrumentale. Après la création de Professeur Bad Trip, Romitelli poursuit cette recherche aux limites de la perception. Il y projette le timbre telle une lumière en tentant d’aller au bout de cette hallucination qui rend le son visuel.
Olga de Soto, 2019.
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(1) Créée en 1997 au Festival Uzès Danse, à Uzès.
(2) Créée en 1999 au Théâtre de la Cité internationale, à Paris.
(3) Créée en 2001 et reprise en 2005 Centre Pompidou, à Paris.
(4) Projet évolutif et accumulatif composé de quatre chapitres différents créés entre 2004 et 2009 au Centre Pompidou, à Paris.