© Jorge León

© Jorge León

Dans le solo pour clarinette de la composition de Denis Pousseur, qui accompagne le solo Murmures, le compositeur explore différentes textures et sonorités de l'instrument, dans une suite où le son voyage des sonorités les plus graves aux plus aiguës. Ces sons surgissent d'un souffle profond et retenu, qui serait comme l'air qu'un souvenir retrouvé donnerait à la mémoire.

Dans Winnboro Cotton Mill Blues, composé par Frederic Rzewski, la succession violente d'accords des deux pianos, se modulant et se transformant, explosant et se propageant de manière évolutive, prend forme dans une série de mouvements oscillatoires, noyau de la chorégraphie.

Dans Strumentale, composition étonnante de Stefano Scodanibbio, la simplicité et la petitesse du geste sont inversement proportionnels à l'ampleur et à la puissance du son. La répétition constante d'un seul geste sert à l'interprétation de la composition : une seule des quatre cordes de la contrebasse est mise en jeu, une note jouée répétitivement forme le rythme de base de la pièce. Par les différentes pressions, glissements, frottements, rebondissements de l'archet sur la corde, des harmoniques s'additionnent à la note de départ, et donnent naissance à une "mélodie", qui semble issue de nulle action, simplement projetée du corps de l'instrument, de manière diffuse.

La répétition d'accord violents dans Winnsboro Cotton Mill Blues et la répétition constante d'une seule note dans Strumentale, créent une relation rythmique entre ces deux pièces, et donc un pont formel.

En ce qui concerne la composition qui accompagne le duo Seuls bruits des corps entre eux, les Sei quartetti brevi de Salvatore Sciarrino sont une suite de compositions courtes pour quatuor à cordes, dans lesquelles le compositeur explore les possibles textures et couleurs du son. L'ample gamme de sensations et sentiments que cette composition évoque sert de matière à la chorégraphie. La musique tend à renverser les termes d'absence et de présence, en les déplaçant vers un territoire moins matériel et plus impalpable. Ce que l'on ressent ne se perçoit pas en tant que tel : il ne reste presque plus qu'un mouvement aveugle et énigmatique d'accélération et de décélération, de pulsations périodiques, un climat d'angoisse.

Cette fois-ci, et de manière plus abstraite, un pont s'établit entre l'univers inquiétant de Strumentale et l'angoisse indéfinie des Sei quartetti brevi. En même temps un rapport s'établit entre l'ambigüité et le paroxysme des sons de la composition de Sciarrino, se confondant avec les sonorités issues d'instruments à vent, et le souffle initial et retenu de la composition de Pousseur. Nous passons donc à travers ces ponts des connexions établies par la forme à celles établies par le contenu émotionnel.

Les différentes chorégraphies ont été conçues pour pouvoir être présentées ensemble, composant un programme complet, ou séparément.

 

NOTES SUR LA RELATION À LA MUSIQUE

L'analyse musicale m'a accompagnée dès le début de mon travail de création, et a joué un rôle fondamental dans une partie des différentes pièces que j'ai créées.

Ma démarche implique un travail étroit et rigoureux sur les partitions musicales et sur les intentions des compositeurs, puisqu'elles vont jouer un rôle tout-à-fait particulier et déterminant dans la conception des chorégraphies

Patios (1992), mon premier solo, partait de l'analyse de quatre des douze études pour piano de Claude Debussy (les études pour les degrés chromatiques, les notes répétées, les sonorités opposées et les accords). Le travail chorégraphique de recherche gestuelle et de composition tournait autour de l'analyse musicale et de la structuration de ces études.

Dans mon deuxième solo I believe that if I act… (1993), je m'appuyais à nouveau sur des compositions pour instrument à clavier, mais cette fois-ci en voyageant du piano forte au clavecin. La fantasia para piano forte et le Allegro assai de la Sonata per il cembalo solo de Carl Philipp Emmanuel Bach, se succédaient en précédant la composition pour clavecin de Thierry De Mey Undo. Le spectacle, basé sur trois des quatre paradoxes de Zénon d'Élée, jouait avec le paroxysme des compositions : celles de C.P.E. Bach, par la particularité de sa conception de la composition pour son temps, d'une part, et la paradoxe intrinsèque à la composition de Thierry De Mey, d'autre part. Undo, conçue pour un instrument polyphonique, est une monodie dans laquelle le compositeur tente de recréer une polyphonie au moyen de jeux d'oscillations qui tendent vers une harmonie. Cette pièce était la première où je confrontais musique classique et musique contemporaine.

Dans mon troisième solo Díscola: La Ventana (1994), conçu pour le Parque Güell de Barcelone, je partais de l'élément et de l'idée de fenêtre (espace intérieur-espace extérieur). En utilisant un des chants de la composition d'Orlando Gibbons The cries of London, et le chant d'ouverture de l'œuvre de Luciano Berio du même titre, composé à partir de la pièce de Gibbons. Le premier The cries of London avait été écrit à partir des voix des gens qui travaillaient sur le marché et se promenaient dans la rue, et que Gibbons entendait de chez lui, à sa fenêtre.

Pour la création de A destiempo (1995), ma première pièce de groupe, nous avions pris appui sur nos souvenirs, recueillis sous forme de cahier, pour nous questionner sur une mémoire première, son absence, sa perte et notre regard. En même temps que je commençais à réfléchir à ce sujet, et que mon désir se dessinait, j'écoutais le trio pour violon, clarinette et piano de Denis Pousseur Le Silence du Futur, lors de sa création au Théâtre de la Balsamine, à Bruxelles. Je fus séduite par sa construction, composé en trois parties où chaque instrument joue à son tour un "rôle dominant". Les différentes sonorités faisaient référence à un héritage culturel inscrit dans la mémoire sonore de ces instruments. Les éléments de la composition tournaient autour des idées de perte, de mutation et de renaissance inhérentes au sujet chorégraphique.

Ensuite, en 1996 j'ai été contactée par Patricia Hontoir (Musica Libera) qui avait le projet de faciliter la collaboration entre un chorégraphe et des compositeurs et musiciens contemporains. Soucieuse de permettre un travail de rapprochement que les moyens de production auxquels j'avais accès ne laissaient pas entrevoir, elle me fit une première proposition : choisir et chorégraphier une des pièces du répertoire de l'Ensemble pour deux pianos Albireo. Je choisis Winnsboro Cotton Mill Blues composée par Frederic Rzewski. Musica Libera m'offrit ainsi la chance de travailler directement avec le compositeur et les musiciens et nous donna accès à une composition non enregistrée.

Olga de Soto, 1997.

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